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Mission Gauvain : des fuites inquiétantes

Par LA LETTRE DES JURISTES D'AFFAIRES
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affaires n°1391 du 01 avril 2019

Le quotidien Les Echos a publié en début de semaine, les grandes lignes du rapport Gauvain, attendu depuis plusieurs semaines sur la place. Une fuite qui laisse perplexe sur les mesures envisagées pour protéger nos entreprises contre les procédures extraterritoriales. Les premières réflexions s’orienteraient vers un renforcement des sanctions à l’encontre des dirigeants français qui viendraient à coopérer avec les services d’enquête étrangers, tout en accordant aux juristes d’entreprises nationaux le fameux legal privilege tant attendu. Un résultat mi-figue mi-raisin.

Le rapport de Raphaël Gauvain était annoncé pour novembre dernier. Sa parution est, depuis, régulièrement reculée. L’objectif de cette mission, conduite avec le Sénateur Christophe Frassa (LR), est de réfléchir aux mesures de protection des entreprises françaises confrontées à des procédures donnant effet à des législations de portée extraterritoriale. Elle doit faire des propositions concrètes de renforcement de notre arsenal juridique, concernant notamment la loi de blocage du 26 juillet 1968. De façon étonnante, il se murmure que les auteurs du rapport n’ont pas jugé utile de s’entretenir avec Ali Laïdi, auteur de l’ouvrage « Le droit nouvel arme de guerre économique. Comment les États-Unis déstabilisent les entreprises européennes » (cf. LJA 1390). Et pourtant leur appréhension du sujet va dans le même sens. La mission Gauvain alerte en effet sur « l’instrumentalisation de l’appareil judiciaire américain aux fins de guerre économique contre l’Europe ». Elle constate d’abord que les entreprises européennes sont parmi les plus lourdement sanctionnées par les États-Unis. Elles ont payé 60 % des 8,87 Mds$ d’amendes prononcées en matière de corruption. S’agissant des groupes français visés, on se souvient notamment d’Alstom qui, en 2014, a écopé de 772 M$. Mais également de Total en 2013, qui a dû régler une note de près de 400 M$ au DoJ. Sans oublier les pénalités pour violation des sanctions internationales pour lesquelles BNP Paribas a remporté la palme, avec 8,9 Mds$ d’amende en 2014. Les entreprises européennes seraient-elles les moins « compliant » au monde ? L’argument est vite écarté par le rapport qui annonce « qu’aucune entreprise d’origine chinoise ou russe » n’a été sanctionnée. Certaines ne seraient pourtant pas toujours d’une candeur absolue.

Durcir le ton face aux dirigeants français

Pour protéger les entreprises françaises contre la violence de ces procédures extraterritoriales, le rapport Gauvain propose plusieurs voies pour renforcer le dispositif de la loi de blocage de 1968. Ce texte fournit aux entreprises les moyens de s’opposer aux autorités étrangères en leur interdisant de donner des informations à caractère stratégique sous peine de sanctions : 18 000 € d’amende et six mois d’emprisonnement. Comme une évidence, le rapport Gauvain proposerait notamment de durcir les sanctions contre les dirigeants français qui, sous le coup d’une enquête internationale, viendrait à coopérer avec les services étrangers pour réduire la sanction encourue par leur entreprise. L’amende passerait ainsi à 2 M€ pour le dirigeant, assortie de deux ans de prison, et pourrait atteindre 10 M€ pour l’entreprise. Bref, une nouvelle proposition géniale qui reviendrait finalement à taper doublement sur l’entreprise et ses dirigeants, juste au cas où il resterait quelques miettes pour l’État français après le passage des services américains. Cerise sur le gâteau, les dirigeants auraient aussi l’obligation de déclarer leurs négociations – qui sont par principe confidentielles – aux services de Bercy en charge de la sécurité économique : le Sisse. À défaut, une nouvelle amende de 50 000 € pourrait être prononcée. Une fois informé, Les Echos expliquent que « Bercy décidera alors si la procédure entre dans le champ de la loi de blocage ». En clair, l’État pourra alors donner -ou non – son aval à l’intervention étrangère … ou préférer en informer le PNF pour qu’il puisse rentrer à son tour dans la course. À croire que la collaboration affichée par le PNF avec le DoJ américain sur le dossier de la Société Générale ne suffit pas à rassurer Bercy qui organise des pares-feux. En plaçant les dirigeants français entre le marteau et l’enclume, le soutien proposé semble quelque peu limité. Et l’on se demande encore comment intégrer ces propositions dans des négociations confidentielles avec un DoJ surpuissant ! Il est donc urgent que l’intégralité de ce rapport soit enfin publiée, car ces fuites ne font qu’inquiéter davantage.

Nouvelle tentative du legal privilege et de l’avocat en entreprise

Reste pourtant une proposition de ce rapport Gauvain qui pourrait contenter la communauté des affaires : l’introduction en droit français du legal privilege. Rappelons que lors de la deuxième édition du Grenelle du droit, en novembre dernier, Édouard Philippe avait ouvert la voie au privilege de confidentialité en expliquant : « Quand j’entends dire que les services juridiques d’entreprises étrangères se délocalisent à l’étranger pour que l’avis interne du juriste bénéficie d’une protection de confidentialité, je m’interroge comme vous ». Et de juger qu’il s’agissait d’un « sujet crucial » sur lequel on avait déjà « trop tergiversé » (cf. LJA 1374). La réforme de la loi de blocage pourrait donc constituer le texte idéal pour faire enfin passer cette réforme. Il est également proposé que cette protection des avis juridiques internes aux entreprises passe par l’introduction de l’avocat en entreprise qui soit inscrit au barreau sur une liste ad hoc et soumis aux obligations déontologiques garantes de son indépendance et de son intégrité; qu’il soit salarié de l’entreprise, sans statut dérogatoire au droit du travail; qu’il réserve l’exclusivité de ses prestations à son entreprise; qu’il n’ait pas la capacité de plaider devant les tribunaux; qu’il bénéficie d’un droit à la protection de ses avis juridiques, opposable aux tiers et aux autorités administratives et judiciaires, dans la production de ses avis juridiques et la préparation des procédures judiciaires. Mais faudra-t-il sacrifier nos dirigeants pour permettre à nos juristes de recevoir enfin la consécration qu’ils méritent ?

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