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Le Royaume-Uni fait évoluer la notion de legal privilege

Par Aurélia Granel
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affaires n°1364 - du 17 septembre 2018

Au Royaume-Uni, la Court of Appeal of England and Wales, vient de considérer que les documents rédigés par l’avocat, dans le cadre d’une enquête interne demandée par un groupe, en prévision d’une enquête du Serious Fraud Office (SFO), sont protégés par le legal privilege. David Père, counsel chez Bryan Cave Leighton Paisner, décrypte l’arrêt rendu le 5 septembre dernier.

Quelle est la teneur de l’affaire ?

La multinationale britannique ENRC, il y a plusieurs années, a été informée de soupçons de fraude et de corruption concernant certaines activités au Kazakhstan et en Afrique. En considérant que ces soupçons donneraient très probablement lieu à une enquête du SFO, le groupe a décidé de conduire une enquête, auprès de ses salariés, fournisseurs ou encore de tiers, menée par des avocats et auditeurs externes. Mais, le gendarme financier a ordonné que lui soient transmis les résultats de cette enquête interne, ce à quoi ENRC a résisté en considérant que les documents étaient protégés. En mai 2017, la Queen’s Bench Division a jugé que les documents rédigés par les avocats et les auditeurs externes n’étaient protégés par aucune forme du legal privilege anglais, le litigation privilege et le legal advice privilege. Concernant plus particulièrement le litigation privilege, selon les juges de première instance, cette protection ne pouvait s’appliquer tant qu’il n’y avait pas de poursuite pénale formelle par le SFO. Dans son arrêt du 5 septembre dernier, la Court of Appeal a infirmé le jugement, considérant au contraire que ces documents étaient bien couverts par le litigation privilege, puisque deux conditions cumulatives étaient réunies. Elle a, en effet, estimé qu’il était raisonnable de penser qu’un contentieux se profilait et que ces documents avaient été rédigés dans le but principal de se défendre dans un tel contentieux.

Cet arrêt était-il prévisible ?

Le jugement de première instance avait fait couler beaucoup d’encre au Royaume-Uni. Il était notamment critiqué par la Law Society of England and Wales, qui était intervenue à l’instance. Les documents rédigés par les avocats dans le cadre d’une enquête interne n’étant pas couverts par le litigation privilege, les entreprises étaient devenues réticentes à l’idée de mener leurs propres enquêtes dans ce cadre-là. Fortement attendu, l’arrêt de la Court of Appeal vient donc calmer les esprits. Le renforcement de la protection accordée par le legal privilege va également dans le sens d’une harmonisation avec les États-Unis.

Rappelons par ailleurs qu’en Grande-Bretagne, le legal advice privilege protège les rapports entre l’avocat et son client. La difficulté de cette deuxième protection de la correspondance de l’avocat est de précisément définir qui est le « client ». Sur ce dernier point, l’arrêt donne également un signal fort. Même si la Court of Appeal n’applique pas le legal advice privilege, à l’instar du premier juge, elle critique l’interprétation restrictive de la définition du « client » qui est faite par la jurisprudence de la Supreme Court. Cette décision augure donc un changement de la notion de client et un élargissement de la protection.

Quelle portée doit-on donner à cet arrêt ?

Cette décision a évidemment un impact sur les groupes français qui ont des filiales anglaises. Désormais, le litigation privilege apportera une protection au document produit par l’avocat dans le cadre d’une enquête interne, en prévision de celle du SFO. Les enquêtes internes devront être réalisées par des avocats, puis les documents rédigés par eux, et non par des auditeurs internes.

L’importance de cette décision doit toutefois être tempérée. En premier lieu, elle peut être amenée à évoluer, puisqu’un pourvoi demeure possible. Ensuite, en Angleterre, la renonciation au legal privilege est synonyme de bonne foi. Elle démontre en effet une certaine collaboration, aidant à bénéficier de la justice négociée, qui n’est pas un droit absolu. Malgré cette décision, il est certain que de nombreuses entreprises continueront à y renoncer.

Enfin, l’application de la protection est limitée au cas d’espèce -suspicion de fraude et très fort soupçon d’une enquête par le SFO- et réunion des conditions cumulatives précédemment évoquées. Il faut encore être particulièrement vigilant lorsque l’on mène des enquêtes internes en Angleterre !

* Une table ronde sera publiée à ce sujet dans le prochain magazine de la LJA.

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