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Le droit de la concurrence à la croisée des chemins

Par Anne Portmann
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affaires n°1388 du 11 mars 2019

À l’occasion du dixième anniversaire de l’Autorité de la concurrence, un colloque a été organisé au Palais Brongniart. Lors d’une table ronde, Jean Tirole, prix Nobel d’économie et Pascal Lamy, ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce, ont fait part de leur point de vue quant à l’avenir du droit de la concurrence, notamment dans un contexte de mondialisation. Revue de détails.

Créée par la loi du 4 août 2008 pour remplacer la Commission de la concurrence, l’Autorité de la concurrence n’a cependant été installée qu’en 2009. Elle a su, en 10 ans, gagner ses galons d’indépendance et se poser en organisme de défense des consommateurs, notamment au travers de quelques dossiers emblématiques. On peut à cet égard rappeler, en 2014, la sanction de deux ententes de grand envergure entre des fabricants de produits d’hygiène et d’entretien (près d’un milliard d’€ d’amende) ou plus récemment, en 2017, le démantèlement du cartel des revêtements de sols, dont les membres ont dû payer 302 M€ d’amende, l’encadrement de la cession de Darty à la Fnac, ainsi que des missions consultatives, par exemple dans le domaine des professions juridiques réglementées et la création de nouveaux offices ministériels. Le droit de la concurrence doit aujourd’hui faire face aux défis de la mondialisation. « Nous vivons un moment difficile pour les autorités de la concurrence », a introduit Jean Tirole. Car si en Europe, les concurrences sont régulées de manière assez efficace et harmonieuse, tel n’est pas toujours le cas à l’international où la régulation en est encore, selon Pascal Lamy, à un stade « infantile ».

Détacher concurrence et politique ?

Une chose est sûre, selon Jean Tirole, il faut détacher politique et concurrence. Les réactions des politiques à l’égard de la décision de l’Autorité européenne qui a refusé d’autoriser la fusion entre Alstom et Siemens sont, de son point de vue, critiquables. « Il n’est pas évident que la fusion aurait dû être autorisée » a-t-il avancé, indiquant qu’en toute hypothèse, il n’avait pas eu accès aux éléments du dossier. Comme lui, Pascal Lamy s’est dit « ébahi par les gens qui commentent ce dossier sans y avoir eu accès ». Les autorités de la concurrence doivent se mettre « hors-jeu politique », a-t-il affirmé, à rebours du discours du premier ministre Edouard Philippe qui a considéré, « que le temps était venu d’apporter des réponses politiques ». À cet égard, Jean Tirole estime que l’indépendance de l’Autorité est une vertu cardinale et cruciale. « Les politiques doivent laisser les autorités décider, ne serait-ce que pour les protéger d’eux-mêmes et du lobbying dont ils peuvent faire l’objet. Il faut les empêcher de réagir sur ces sujets au jour le jour » relève-t-il, comparant la situation actuelle des autorités à celle, jadis, des banques centrales.

Les limites du droit de la concurrence

« En 10 ans, le droit de la concurrence a atteint son but, mais aussi ses limites », a aussi dit le premier ministre Édouard Philippe. « Il ne correspond plus à la réalité de ce que nous vivons ». Le constat est cette fois partagé par Jean Tirole, qui a indiqué ne pas croire à la régulation des GAFA façon « public utility », en raison de la taille globale de ces firmes et en l’absence d’un régulateur de la concurrence au niveau mondial. Il n’est pas contre leur démantèlement, mais reproche aux autorités de ne pas avoir de plan clair à cet égard, et notamment de ne pas avoir identifié, dans ces dossiers de « facilité essentielle » justifiant le démantèlement, comme tel a été le cas avec la mise en concurrence d’entreprises fournissant de l’électricité. Il attire aussi l’attention sur l’accélération technologique. « Le droit de la concurrence atteint ses limites, il est trop lent et les décisions sont tardives », estime-t-il, considérant que face à l’émergence de nouvelles stratégies commerciales, les autorités doivent être « humbles et réactives ». Il plaide d’ailleurs en faveur de l’élargissement de leur mandat, qui ne doivent pas se cantonner à la protection du consommateur européen. Il a également appelé à une réflexion plus poussée sur la qualité des décisions rendues par les autorités, exhortant à faire appel aux juristes. Pascal Lamy conseille de promouvoir vivement le droit de la concurrence, notamment via la mise en place de chambres internationales, afin de réduire l’impact social de cette absence de régulation au niveau mondial.

Le problème des acquisitions préemptives

Les deux économistes ont enfin soulevé la question des acquisitions préemptives, existant notamment dans le secteur des nouvelles technologies, mais également dans d’autres domaines, comme celui de la pharmacie. « Pour laisser l’innovation prospérer, le droit de la concurrence doit être plus audacieux et interdire les rachats dont le but est uniquement de réduire la pression concurrentielle », pointe Pascal Lamy qui constate qu’à l’heure actuelle, empêcher le rachat de startups par des géants du secteur est impossible, faute de preuve. « Parfois, ces startups n’ont même pas mis de produit en vente », renchérit Jean Tirole. Pour éviter ces situations, il faut, selon lui, des autorités de la concurrence puissantes et indépendantes. Et pour atteindre ce but, les autorités doivent continuer à instaurer, avec les populations, une relation de confiance.

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