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La QPC fait les 400 coups !

Par Olivia Dufour
Cet article a été publié dans LJA Le Mag n°46 janvier/février 2017
Elle a fait tomber le dossier EADS, chanceler les affaires Wildenstein et Cahuzac… La question prioritaire de constitutionnalité fait désormais partie intégrante de l’arsenal procédural de l’avocat d’affaires. Ses succès restent, toutefois, assez rares.

6 février 2016. Dans la salle des criées du palais de justice de Paris vient de s’ouvrir le très médiatique procès de Jérôme Cahuzac. L’ancien ministre est poursuivi pour fraude fiscale suite aux révélations du site d’information Mediapart en décembre 2012 sur son compte caché en Suisse. On ne saurait imaginer affaire plus symbolique pour la nouvelle ère judiciaire de lutte contre les délinquants en col blanc que celle-ci. Mais il y a une bombe qui, depuis des mois, menace de faire exploser en vol les plus importants dossiers du parquet national financier, le “super parquet” créé dans le prolongement de l’affaire Cahuzac pour lutter contre la grande délinquance financière : la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Ce droit, institué par la révision constitutionnelle de 2008 et entré en vigueur le 1er mars 2010, permet au justiciable d’invoquer le caractère contraire à la Constitution du texte législatif qu’on lui oppose. Or, la défense de Jérôme Cahuzac a décidé de critiquer la constitutionnalité des doubles poursuites administratives et pénales en matière fiscale.

EADS : une QPC aux conséquences historiques
Pour comprendre, il faut opérer un bref retour en arrière. Le 3 mars 2014, la Cour européenne des droits de l’Homme rend un arrêt dit “Grande Stevens”, dans lequel elle déclare que la double répression administrative et pénale des infractions boursières en Italie est contraire au principe ne bis in idem qui interdit de punir deux fois les mêmes faits. C’est dans ce contexte que s’ouvre début octobre le procès EADS : plusieurs dirigeants du groupe aéronautique sont poursuivis pour délit d’initié. On leur reproche d’avoir cédé leurs stock-options alors qu’ils savaient ce que le marché ignorait : l’A380 ne sortirait pas dans les délais prévus. L’Autorité des marchés financiers (AMF) a déjà jugé ce dossier et estimé que les intéressés n’étaient pas coupables, mais la justice pénale n’a pas du tout la même analyse et a décidé de poursuivre les intéressés.
À l’ouverture du procès, les avocats de la défense soulèvent une QPC qui interroge le Conseil constitutionnel sur la constitutionnalité des doubles poursuites en France au regard des principes posés par la CEDH dans l’affaire Grande Stevens. La réponse tombe le 18 mars suivant : les avocats ont gagné. Rompant avec 30 ans de jurisprudence, le Conseil constitutionnel déclare que les doubles poursuites sont contraires à la Constitution. Le procès EADS et quelques autres moins célèbres s’arrêtent. Du coup, les pénalistes se prennent à rêver : et si les doubles poursuites en matière fiscales étaient elles aussi contraires à la Constitution ?

Du droit boursier au droit fiscal
C’est ainsi qu’à l’ouverture du procès Wildenstein, en janvier 2016, les avocats de la défense déposent une QPC dans laquelle ils interrogent le Conseil constitutionnel pour savoir si les doubles poursuites contre leurs clients, à qui l’administration fiscale réclame 500 millions d’euros et qui prétend également les traduire en justice, sont conformes à la Constitution. Très logiquement, lorsque s’ouvre un mois plus tard le procès de Jérôme Cahuzac, dont la situation est juridiquement comparable, ses avocats décident eux-aussi d’interroger le Conseil constitutionnel. Le parquet national financier sent le vent du boulet : si le Conseil constitutionnel donne raison à la défense, ce sont trois de ses dossiers les plus emblématiques de l’année qui vont s’effondrer.
La procureure, Éliane Houlette, est en colère. Elle ne voit dans ces QPC que des manœuvres dilatoires et le dit clairement au cours du procès Cahuzac, déclenchant la colère des avocats de la défense et, en particulier, de Jean Veil, conseil de l’ancien ministre. Ce qu’elle leur reproche est moins de soulever des QPC que d’attendre le premier jour du procès quand il serait si simple de le faire en cours d’instruction, évitant ainsi de bloquer un mois de procès pour rien.
Il est vrai que les pénalistes ont très vite perçu l’opportunité offerte par la QPC de s’exprimer dès l’ouverture du procès et de donner une “couleur” à celui-ci. « Ce n’est pas l’attitude des plaideurs qui est en cause mais la loi qui ne prévoit pas de délai spécifique pour présenter une QPC en matière pénale, commente Patrice Spinosi, avocat aux conseils rompu à l’exercice consistant à plaider des QPC devant le Conseil constitutionnel. Au demeurant, dans les affaires Cahuzac et Wildenstein, personne n’oserait soutenir qu’elles n’étaient pas sérieuses puisqu’elles ont été transmises par la Cour de cassation. »
Conseil constitutionnel contentieux