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Droit voisin : peut-on encadrer l’hégémonie des GAFA ?

Par Ondine Delaunay
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affaires n°1419 du 04 novembre 2019
Par Ondine Delaunay & Anne Portmann

La France a été le premier pays européen à transposer la directive européenne sur le droit d’auteur, et notamment son fameux article 15 sur le droit voisin. Entré en application le 24 octobre dernier, le texte apparaît lacunaire et a permis à Google et Facebook de facilement le contourner. La riposte des éditeurs de presse s’organise tant bien que mal.

C’est avec fierté que le ministre de la culture, Franck Riester, a annoncé la transposition, en juillet dernier, de l’article 15 de la directive européenne sur le droit d’auteur visant à l’instauration d’un droit voisin au profit des agences et des éditeurs de presse destiné à rééquilibrer leurs relations avec les géants du numérique, comme Google ou Facebook. Le texte vise à permettre à la presse de négocier avec les plateformes numériques une rémunération pour l’utilisation des extraits d’articles ou de vidéos. Mais la loi n’a pas vocation à créer un droit à rémunération des éditeurs. Bien au contraire.

L’Association des services internet communautaires a très tôt tiré la sonnette d’alarme sur l’imprécision du texte. Son président, Giuseppe de Martino, explique : « La directive et la loi française créent une ligne de démarcation entre ce qui est autorisé et ce qui doit faire l’objet d’un accord d’un éditeur ou d’une agence de presse. Ainsi, la loi indique clairement que les éditeurs de presse ne peuvent interdire les liens hypertextes, l’utilisation de mots isolés ou l’utilisation de très courts extraits d’une publication de presse. Sauf qu’il n’est pas donné de définition précise de ce qu’est un très court extrait ». Il poursuit : « La France a voulu être moteur sur le vote de la directive et a poussé pour l’adoption de la notion de droit voisin, mais le texte laisse une grande flexibilité aux entreprises pour décider d’une éventuelle rémunération ou d’un affichage conforme à l’esprit de la directive ». Pour finir, la loi laisse le soin à l’éditeur de donner ou non son accord pour une utilisation qui dépasserait les exceptions prévues par le législateur.

L’exception de courte citation, un contournement ?

Il n’en fallait pas plus pour que Google et Facebook annoncent, l’un après l’autre, leur refus de rémunérer les éditeurs. « Depuis l’entrée en vigueur de la loi, nous affichons - par défaut - sur notre moteur de recherche en France uniquement le titre des articles et le lien hypertexte de chaque article. Sauf si l’éditeur de presse a décidé de faire apparaître davantage de contenu : une image de la taille de son choix et/ou un aperçu de la taille de son choix », a expliqué à la LJA Cédric Manara, responsable de l’équipe droits d’auteurs chez Google au niveau mondial. Et de poursuivre : « Le principe fondamental appliqué ici est que Google ne vend pas de résultats de recherche et ne paie jamais pour afficher des contenus ». Il indique qu’en outre, rémunérer les éditeurs de presse et pas d’autres éditeurs de contenu (comme Wikipédia par exemple), serait contraire au principe de neutralité de l’indexation. Du côté de Facebook, les problématiques sont un peu différentes, car le moteur de recherche indique n’être qu’un site de passage, qui a vocation à renvoyer l’internet sur un autre site, alors que les utilisateurs restent sur le réseau social. La réaction, en ce qui concerne les droits voisins est toutefois similaire, le réseau social ayant indiqué dans un communiqué qu’il continuerait d’afficher les contenus des éditeurs dans un format enrichi, en y incluant les images, les titres, les extraits et autres champs qu’ils publient via leur flux RSS. La formulation sous-entend qu’en cas d’opposition des éditeurs, le réseau n’affichera plus les « snippets », mais simplement le titre de l’article et le lien vers celui-ci. Il indique cependant que des négociations auront lieu avec les éditeurs de presse, notamment pour leur permettre de bénéficier d’un espace dédié.

Les éditeurs de presse, devant le refus du moteur de recherche et, celui, plus nuancé, mais ferme, du réseau social, ont dénoncé le lobbying des géants de l’internet à Bruxelles, qui auraient obtenu des parlementaires européens que le champ d’application du droit voisin soit restreint, afin de pouvoir le contourner. Bernard Lamon, avocat spécialisé en nouvelles technologies - qui relève au passage qu’il lui semble incongru, pour une association d’éditeurs de presse, de dénoncer la puissance des lobbies - nuance cependant : « L’exception de courte citation est un principe très ancien, qui a d’ailleurs été consacré pour l’indexation des contenus de presse par un arrêt d’assemblée plénière de la cour de cassation de 1987. Et si le lobby des GAFA était si puissant, le RGPD n’existerait pas ». Il partage l’opinion de Giuseppe de Martino et explique que le risque de contournement du droit voisin avait été signalé au moment de l’adoption de la directive, mais en vain, les éditeurs, convaincus du caractère vertueux de la directive n’ayant pas envisagé que Google et Facebook ne se prêtent pas au jeu. « Il ne faut pas croire que lorsqu’on inscrit un principe dans une loi, ce principe va être respecté », estime l’avocat, encore étonné par le fait que les éditeurs de presse aient même envisagé que les géants de l’Internet acceptent de les rémunérer sans sourciller. « Le droit d’auteur donne lieu à des lois d’affichage qui sont totalement inefficaces depuis des années, et tout le monde le sait », dénonce-t-il, appelant à une réflexion d’ampleur sur le sujet.

Le recours au droit de la concurrence

Face à l’inertie de Google, une tribune collective signée par 900 journalistes et personnalités internationales a appelé à une contre-attaque des décideurs publics. « Ils doivent muscler les textes pour que Google ne puisse plus les détourner, utiliser tout l’arsenal des mesures qui permettent de lutter contre l’abus de position dominante ». Assisté par Jacques-Philippe Gunther, associé du cabinet Latham & Watkins, les éditeurs de presse (l’Association de la presse d’information générale notamment) ont choisi la riposte par le recours au droit de la concurrence. L’abus de position dominante est en effet un fondement sur lequel Google a déjà été condamné lourdement par la Commission européenne. Le réflexe est alors rapide de chercher cette qualification pour faire plier le géant américain. D’autant plus que l’Autorité de la concurrence française effectue une veille permanente sur la firme qu’elle a dans le viseur, et que, selon plusieurs sources concordantes et vérifiées, elle se serait auto-saisie du dossier de façon non contentieuse. Mais Renaud Christol, associé en droit de la concurrence du cabinet August Debouzy, prévient : « Le simple fait d’être une entreprise de très grande taille ne suffit pas à caractériser l’abus de position dominante. Il faut également caractériser une domination sur le marché - en l’espèce un marché du secteur de la presse et de l’édition – et relever un objet ou un effet néfaste sur la concurrence ». Et c’est peut-être là que le bât blesse… Plusieurs spécialistes estimeraient que le fondement n’est pas adéquat et que l’ambition des demandeurs serait surtout d’utiliser le droit de la concurrence pour forcer la firme à négocier. Renaud Christol rappelle en effet que « L’Autorité de la concurrence a le pouvoir de prononcer des mesures conservatoires. Mais, là encore, il n’y a pas d’automatisme et des conditions, notamment d’urgence et d’atteinte grave et immédiate à un marché ou une entreprise, doivent être remplies ». Si, en l’espèce, l’urgence pourrait sembler relative, l’APIG va tout de même au bout de son raisonnement en demandant au gendarme de prendre les mesures conservatoires suivantes : « ordonner à Google de proposer une offre tarifaire pour la reprise des contenus, désigner un expert de l’Autorité sous l’égide duquel la négociation se mènera, fixer un délai de négociation de trois mois et imposer que le prix s’applique de façon rétroactive à partir de la date d’entrée en vigueur de la loi ».

Cette action en droit de la concurrence n’est-elle qu’un coup d’épée dans l’eau ? Une opération de communication pour alerter l’opinion publique et écorner un peu plus l’image des GAFA pour ensuite leur demander de s’asseoir à la table des négociations ? Le jeu semble bien dangereux et est peut-être allé trop loin. Car même si les négociations reprenaient, l’Autorité de la concurrence est désormais saisie et rien ne l’obligerait à mettre un terme à la procédure. Dès lors, on est en droit de se poser la question : avec cette épée de Damoclès, Google a-t-il désormais intérêt à négocier ?

Eric Morain, avocat associé au sein du cabinet Carlara reconnaît que l’action des éditeurs de presse sur le fondement de la concurrence pourrait ouvrir une brèche pour négocier. « Ce sera quitte ou double », augure-t-il. Il ajoute que l’affaire, au-delà des postures, renvoie à un débat citoyen : « Au fond, l’abus de position dominante de Google est aussi dû à la paresse des internautes qui utilisent ce seul moteur de recherche et, de par leur attitude, ont en quelque sorte ‘nourri la bête’ ».

D’autres fondements envisageables

Les éditeurs seraient-ils désormais impuissants face à l’hégémonie des GAFA ? Dans une tribune publiée dans le quotidien Le Monde, le vice-bâtonnier de l’ordre des avocats de Paris, Basile Ader, et le professeur Pierre-Yves Gautier se sont interrogés : « À quoi servent les lois ? À être obéies. […] Chacun doit s’y plier sans que les potentats de ce monde s’octroient des privilèges à eux-mêmes, en escomptant la résignation ou la crainte de la part des victimes ou des pouvoirs publics ». Ils affirment avec conviction : « Le droit repose sur l’économie, mais aussi sur la morale. Il est immoral de profiter du labeur d’autrui sans contrepartie ». Interrogé par la rédaction, Pierre-Yves Gautier va plus loin dans son analyse, en écartant le fondement du droit de la concurrence. « C’est un signe d’impuissance de la loi civile que d’aller recourir au droit exceptionnel, analyse-t-il. Il existe pourtant d’autres fondements très efficaces dans le code de procédure civile, notamment l’article 809 alinéa 2 selon lequel en cas de trouble manifestement illicite, le président du tribunal peut ordonner l’exécution d’une obligation même s’il s’agit d’une obligation de faire, c’est-à-dire en l’espèce de conclure un contrat ». Il existe de la jurisprudence en matière sociale dans laquelle le juge a enjoint aux parties de conclure un accord. Ou en matière civile, pour des renouvellements de contrats. « Ce n’est pas attentatoire à la liberté contractuelle, si l’une des parties est dans une situation d’illicéité », poursuit-il.

Une autre stratégie serait, selon lui, de se tourner vers les articles 423 et 424 du CPC qui autorisent le ministère public à agir, comme partie principale ou jointe, pour défendre l’ordre public et faire cesser les faits qui y portent atteinte. « Est-ce que le résultat de l’action dans l’intérêt général serait alors le déréférencement des articles ? s’interroge le professeur. On peut se montrer sceptique sur la volonté du moteur de s’en tenir à un écran noir, alors qu’il se nourrit à flux continu de l’actualité ».

La posture de Google et de Facebook ne serait-elle finalement que du bluff ?

Et le professeur de plaider pour un référé spectaculaire sur le fondement des droits d’auteurs. Il estime que le recours à la conciliation, sous l’autorité du nouveau président du tribunal de grande instance de Paris, pourrait sans doute faire avancer les négociations efficacement. À bon entendeur…

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