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2e édition du Grenelle du droit : « passer du corporatisme au professionnalisme »

Par LA LETTRE DES JURISTES D'AFFAIRES
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affaires n°1374 du 26 novembre 2018

L’écosystème des professions du droit, juristes, avocats, notaires, s’est rassemblé pour la deuxième fois le 16 novembre dernier, afin de concrétiser le projet de création de la filière du droit amorcé l’année dernière. Un livre blanc devrait être adressé au gouvernement dans les prochaines semaines.

La salle du Palais Brongniart, qui abritait naguère la Bourse de Paris -signe que le droit est lié à l’économie ainsi que l’a relevé le Premier ministre Édouard Philipe qui est venu clôturer la matinée- était pleine, lors de cette deuxième édition du Grenelle du droit, organisée conjointement par l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE) et le Cercle Montesquieu. L’objet de cette deuxième rencontre, ayant réuni près de 1 000 professionnels du droit, était « de diffuser les principes mis en place l’année dernière », comme l’a rappelé Stéphanie Fougou, présidente de l’AFJE, qui a ouvert les débats aux côtés de Nicolas Guérin, président du Cercle Montesquieu. Les intervenants de cette plénière d’ouverture ont dressé le bilan des actions visant à diffuser le droit dans la société et à changer le « désamour » envers la matière juridique, pointé par Guy Canivet lors de la précédente édition. « Le droit est toujours vu comme une contrainte et comme une pathologie », a constaté à son tour cette année Pierre Berlioz, saluant l’initiative des avocats venus parler des réalités du métier dans les collèges lors de la Nuit du droit. Faire découvrir la matière dès l’école est en effet nécessaire pour casser cet a priori qui a la dent dure. Sans oublier pour le directeur de l’EFB de souligner l’action des cliniques juridiques qui contribuent à diffuser le droit auprès des citoyens. Marie-Aimée Péyron, bâtonnier de Paris, a quant à elle rappelé que depuis 2006, l’association Initiadroit, qui a signé une convention avec le ministère de la Justice et le ministère de l’Education nationale, intervient dans les collèges et les lycées. Elle a également souligné que le Bus de la Solidarité et l’opération « Avocats dans la cité » œuvraient à rapprocher les citoyens de la matière juridique.

Une formation commune aux professions juridiques

C’est Aurélien Hamelle, ancien avocat et directeur juridique de Total, qui a lancé la première annonce concrète de cette matinée lors de la plénière d’ouverture : un groupe de travail sera créé afin de réfléchir, dès janvier prochain, à un projet de formation continue commune aux professions juridiques présentes (avocats, juristes, magistrats et notaires), avec des modules à l’EFB, l’ENM et à l’AFJE qui devraient être disponibles dès septembre 2019.

La formation est l’une des clés essentielles du rassemblement des professions du droit. « L’unité des professions doit commencer par-là », a d’ailleurs observé Thomas Andrieu, directeur des affaires civiles et du Sceau, fustigeant la fragmentation des études au sein des différentes profession et au sein même de l’avocature. Plus question, cependant, de créer une grande école des professions du droit. « Ce ne serait ni envisageable, ni même souhaitable », estime Pierre Berlioz. L’heure est davantage aux échanges, entre professionnels et, au-delà, à la « cross fertilization ». « La formation est la mère de toutes les batailles », a appuyé le Premier ministre Edouard Philippe, dans son discours de clôture - émaillé de citations- de l’évènement en fin de matinée.

Cette question de la formation et du contenu de la formation commune a d’ailleurs été discutée lors de l’un des cinq ateliers, au cours desquels ont notamment été abordés les questions de mobilité, d’accès au professions et d’innovation. De tous ces échanges, synthétisés par des intervenants au cours de la plénière de clôture, il est ressorti, selon Marc Mossé, un bel enthousiasme, de l’énergie et une « évidence et une certitude qui s’imposent dans le débat public ».

Malheureusement, hormis la création d’un groupe de travail en vue d’une formation continue commune aux professions juridiques, peu de propositions concrètes, pourtant souhaitées par Nicolas Guérin, ont été formalisées lors de l’évènement. « Un livre blanc reprenant nos propositions sera adressé au gouvernement dans quelques semaines », a toutefois tenu à rassurer Stéphanie Fougou.

Le sujet de la formation initiale a quant à lui été soulevé lors de l’atelier « Renforcer la filière juridique avec son socle commun », animé par Stéphanie Fougou, et Kami Haeri, associé chez Quinn Emanuel Urquhart & Sullivan. Il serait question de diffuser la culture déontologique dès les études universitaires. « Lorsque l’on réalise le peu de différences entre les déontologies de la famille juridique et judiciaire, on se demande pourquoi on est, à ce point, persuadé qu’il y a des obstacles infranchissables », a lancé Kami Haeri lors de la restitution de l’atelier. Le groupe de travail a également évoqué le nécessaire maintien d’une obligation de formation continue, toujours en matière de déontologie, à la fois dans la famille des juristes d’entreprise mais également au sein de celle des membres judiciaires. La déontologie permettra d’harmoniser les cultures communes de manière immédiate et permanente.

Vers un legal privilege français ?

La question de l’indépendance du juriste a également été longuement abordée pendant ce Grenelle. « L’indépendance n’est pas que normative, a souligné David Levy, fondateur du cabinet éponyme et co-président du Barreau pénal international. Elle correspond à une manière d’être et de se positionner par rapport aux clients ». Une question d’état d’esprit, de force individuelle et de capacité à exprimer sa position pour le juriste qui ne doit pas avoir peur de dire non. Les besoins des dirigeants d’entreprise qui reçoivent les recommandations des juristes sont clairement exprimés et ne sont pas à sous-estimer : ils militent en faveur d’une parole libre au sein de l’entreprise. « Ils souhaitent avoir des juristes qui leur disent les choses, a poursuivi Kami Haeri. Il ne faut pas croire qu’il existe une sorte de volonté d’étouffer la parole du juriste au sein de l’entreprise ». Et Nicolas Guérin de rappeler que le problème du juriste n’est pas sa prise de parole, mais le fait qu’il ne puisse pas l’écrire. « En réalité, si l’on retourne l’analyse de la question de l’indépendance, on se rend compte que c’est la capacité qu’aurait le juriste à exprimer de manière sereine et précise, par écrit, sa position qui viendra consacrer cette indépendance », a poursuivi l’associé de Quinn Emanuel.

La question de l’indépendance est donc consubstantielle à la question de la confidentialité, du legal privilege, de la capacité du juriste d’exprimer sereinement sa position. Un sujet récurrent au Grenelle du droit qui n’a pas échappé au premier ministre : « Quand j’entends dire que des services juridiques d’entreprises françaises se délocalisent à l’étranger pour que l’avis interne du juriste bénéficie d’une protection de confidentialité, je m’interroge comme vous ». La mission confiée à Raphaël Gauvain - rapporteur de la loi sur le secret des affaires - rendra ses conclusions dans les prochaines semaines. « Je souhaite qu’on examine toutes les solutions, sans fermer aucune porte, a indiqué Edouard Philippe. Et que l’on ne perde pas de temps sur ce sujet crucial sur lequel nous n’avons que trop tergiversé ». Serait-ce enfin les prémices d’une avancée concrète sur le legal privilege ? Le Premier ministre a rappelé que le droit était un puissant vecteur d’influence et d’attractivité et que désormais, dans le monde, les différents systèmes juridiques étaient en concurrence. Constatant que, de ce point de vue, la France n’était pas en tête des classements internationaux, il a estimé que c’était parce que notre droit n’assumait pas assez « sa fonction fiduciaire ». Nos lois sont trop complexes, trop longues et trop bavardes et il devient nécessaire d’adapter nos règles à ce nouvel environnement concurrentiel.

Édouard Philippe a aussi évoqué l’interprofessionnalité, principalement pour regretter que les professions du droit n’y aient encore que très peu recours. il a indiqué que si aujourd’hui, l’interprofessionnalité était possible entre professions du droit et du chiffre, demain elle serait étendue aux médecins, aux architectes, aux informaticiens…

Il a également appelé les juristes à diversifier leurs compétences, estimant que le droit, s’il devait être une grammaire, ne pouvait constituer une fin en soi. Les professions du droit sont, selon lui, des « métiers pas comme les autres », souvent réglementés où la déontologie est essentielle, car elle est la condition de la confiance. En entreprise également, la direction juridique est une fonction à part, à la fois crainte critiquée, mais aussi indispensable. Et pour le chef du gouvernement, le professionnel du droit ne fait pas qu’appliquer la matière : il l’interprète, la façonne, l’adapte, joue avec pour concevoir des stratégies juridiques. C’est ici que se trouve la valeur ajoutée des juristes. Dans ces interstices où s’exerce leur capacité d’inventivité. Car la déjudiciarisation dans les secteurs où les règles s’appliquent de manière automatique continuera, comme l’avait d’ailleurs déjà annoncé, plus tôt dans la matinée, Thomas Andrieu. Face à ce « désengagement de l’Etat », le besoin de recourir aux stratèges que sont les juristes, qui dépassionneront les conflits, sera important.

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