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L’Europe continentale devient-elle un terrain favorable au financement des litiges ?

Par Anne Portmann
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affaires n°1344 du 02 avril 2018

À quelques jours du lancement de la Paris Arbitration Week (PAW), qui se tiendra du 9 au 13 avril prochain, le fonds américain Elliott a annoncé le déploiement en Europe de son véhicule d’investissement relatif au financement de contentieux. Quels changements dans le contexte réglementaire français poussent les TPF (third party funders) à s’implanter en Europe, terrain réputé jusqu’ici peu favorable à ce genre d’opérations ?

Selon les spécialistes, le third party funding (TPF), ou le financement de litige par des tiers rencontre deux obstacles majeurs en France et dans d’autres pays d’Europe : les faibles dommages et intérêts accordés par les juges et le coût réduit des procédures judiciaires. C’est pourquoi il s’est surtout développé dans le domaine de l’arbitrage, pour des conflits à fort enjeu financier (voir LJA magazine n° 52). Toutefois, la donne est en train de changer et le 26 mars dernier, le fonds australien Bentham IMF Ltd a annoncé avoir signé une joint-venture avec Elliott Management Corporation et vouloir développer le financement de procédures en Europe, prioritairement au Royaume-Uni et aux Pays-Bas.

Kami Haeri, est associé du cabinet Quinn Emanuel, qui conseille habituellement le fonds Elliott aux États-Unis. Il considère qu’en Europe, le contexte est désormais favorable au développement du TPF, y compris en France. « Cette arrivée est liée, je crois, à une accélération du phénomène de globalisation du droit et de la régulation », estime-t-il. L’intervention de plusieurs facteurs aboutirait à créer une « aubaine d’investissement » qui peut intéresser de tels fonds. « On assiste, en ce moment, à un phénomène de revalorisation du rôle des lanceurs d’alerte, au développement de la soft law, et à la montée en puissance du rôle des autorités de régulation, analyse l’avocat. L’aide du numérique, qui facilite la collecte des réclamations des actionnaires, fait que l’appétence pour des actions collectives d’actionnaires, à défaut de class actions, devient plus importante ». Kami Haeri explique en effet que dans les nouvelles procédures négociées avec les autorités de régulation, ainsi que dans les nouvelles conventions judiciaires d’intérêt public, existe la reconnaissance, de la part des entreprises « sinon d’une responsabilité pénale, du moins d’une qualification des faits ». « Dans ce cadre, des groupes vont être amenés à reconnaître qu’ils ont logé, en leur sein, des faits contraires – par exemple- aux règles de concurrence, de probité qui pourraient entraîner des actions collectives d’actionnaires contre eux ».

L'harmonisation de la régulation

Ce phénomène de globalisation de la régulation entraîne la prise de conscience, par les entreprises, de ce que leurs pratiques peuvent être sous l’œil de plusieurs autorités de régulation à la fois, par exemple l’AMF et l’Autorité de la concurrence, ou des autorités de différents pays. « Et même si le volume de contentieux n’est pas élevé, même si le montant des indemnités accordées au titre de l’article 700 du code de procédure civile est faible et même si la procédure française, peu coûteuse, ne présente pas une architecture similaire à celle des pays anglo-saxons où le TPF s’est développé, avec le système de preuve par discovery et d’autres caractéristiques, l’harmonisation se fait en ce qui concerne la régulation financière. Avec cette possibilité d’actions collectives, on assiste à la naissance de procédures avec un enjeu économique important, sur lesquelles il est possible d’établir des schémas de perte et de profit en se basant sur le follow-on de décisions déjà rendues par des autorités de régulation, notamment en ce qui concerne le montant des indemnisations ». L’avocat pointe ainsi, en creux, l’émergence d’une culture du précédent, basée davantage sur la similarité des faits que sur le raisonnement juridique pur. « Et cette harmonisation fait qu’une affaire, qui débute en Angleterre ou aux USA, où l’entreprise sera sanctionnée par une Autorité de régulation, peut être, par la suite, suivie d’une action collective en France », observe-t-il. Un autre paramètre est également favorable à l’émergence des TPF en France : le niveau d’indemnisation, devant les autorités de régulation, devient très important, plus important qu’en procédure judiciaire. Même si devant les juridictions étatiques, le volume des sommes accordées par les régulateurs ne sera pas atteint tout de suite, il pourrait finir par toucher les juridictions étatiques et le rapport à l’indemnisation va changer. « Son évaluation, basée sur des expertises techniques sophistiquées, demandera alors de mobiliser des moyens, du temps et de l’argent et ira au-delà du seul talent de l’avocat », augure Kami Haeri.

Selon le mot de deux auteurs européens, à propos de la régulation en matière de pollution, on peut en conclure que « le droit souple tape dur » (1)

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