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Condamnation de Google par l’ADLC française : une première mondiale

Par Aurélia Granel

À l’issue d’une procédure de transaction, l’Autorité de la concurrence a sanctionné Google, le 7 juin dernier, pour abus de position dominante sur le marché des serveurs publicitaires pour éditeurs de sites web et d’applications mobiles. S’il a écopé d’une amende de 220 M€ pouvant paraître faible, le géant mondial s’est pour la première fois engagé à modifier ses pratiques en la matière. Retour sur une décision qui marquera incontestablement un tournant dans l’application du droit de la concurrence aux GAFAM.

«Il ne s’agit pas d’une procédure de mesures conservatoires ou d’engagements classiques, mais d’une décision hybride, marquant à la fois un gros succès pour les plaignants et l’Autorité, mais aussi sans doute pour Google qui semble changer d’approche, après avoir plutôt, jusque-là, contesté le bien-fondé juridique des griefs faits à ses pratiques, ne souhaitant pas ou ne parvenant pas à clore ces enquêtes toujours très longues, comme notamment celles de la Commission européenne, explique Ombline Ancelin, associée du cabinet Simmons & Simmons. Cette décision permet à l’Autorité de la concurrence de se positionner comme l’acteur de référence en Europe, sur le sujet de l’abus de position dominante des GAFAM, en envoyant un message fort au marché, à la fois sur sa rapidité de traitement des dossiers et sur ses connaissances techniques très pointues lui permettant de rétablir, rapidement, une situation de concurrence ». Ombline Ancelin ajoute : « L’Autorité obtient des engagements forts qui ressemblent à ceux qui peuvent être pris en procédure d’engagements pour clore une enquête sans amende tout en prenant une décision d’infraction dont la portée est plus forte. Ces engagements satisfont son ambition de régulation et sont en avance sur les dispositions qui seront intégrées dans le Digital Markets Act qui devrait entrer en vigueur l’an prochain ».

L’Autorité de la Concurrence avait été saisie en 2019 par trois groupes de presse : le français Le Figaro, qui s’est désisté de sa saisine en novembre dernier, le belge Rossel (La Voix du Nord, l’Union) et le géant mondial des médias News Corp (Wall Street Journal, The Sun). La coopération de Google a permis à l’Autorité de boucler son enquête en deux ans. Un délai très court à l’issue duquel elle a constaté que le géant Californien a, au détriment de ses concurrents et des éditeurs de sites et d’applications mobiles, accordé un traitement préférentiel au serveur publicitaire DFP, où les éditeurs peuvent proposer leurs espaces publicitaires, et à la plateforme de vente AdX, où ils peuvent vendre leur inventaire publicitaire aux annonceurs, notamment par le biais d’enchères en temps réel. Ces deux services sont regroupés sous l’ombrelle de la plateforme de gestion publicitaire destinée aux éditeurs, Google Ad Manager. « Ces pratiques très graves ont pénalisé la concurrence sur le marché émergent de la publicité en ligne, et ont permis à Google non seulement de préserver mais aussi d’accroître sa position dominante, a déclaré Isabelle de Silva, présidente de l’Autorité de la concurrence. Cette sanction et ces engagements permettront de rétablir un terrain de jeu équitable pour tous les acteurs, et la capacité des éditeurs à valoriser au mieux leurs espaces publicitaires ».

Une décision historique…

La décision sanctionnant Google a également une signification toute particulière car il s’agit de la première décision au monde se penchant sur les processus algorithmiques complexes d’enchères par lesquels fonctionne la publicité en ligne display. « L’amende de 220 M€ infligée à Google par l’Autorité de la concurrence française est peu par rapport à son chiffre d’affaires consolidé de 182 Mds$ et son bénéfice de 40,3 Mds$ en 2020, ainsi qu’infime lorsqu’elle est comparée à l’amende de 1,1 Md€ infligée à Apple en mars 2020 pour des pratiques anticoncurrentielles dans son réseau de distribution physique, souligne Ombline Ancelin. Mais c’est la première fois que Google ne conteste pas les faits et signe une transaction avec une autorité de concurrence en Europe. Sans reconnaître d’éventuels torts, Google renonce tout de même à se défendre et à interjeter appel ».

Dans une réaction publiée sur le blog de l’entreprise, Maria Gomri, directrice juridique de Google France, a immédiatement réagi : « Dans le cadre de l’enquête de l’Autorité de la concurrence, nous sommes convenus d’un ensemble d’engagements qui faciliteront l’utilisation par les éditeurs de données et de nos outils avec d’autres technologies publicitaires. Nous allons tester et développer ces modifications dans les mois qui viennent, avant de les déployer plus largement, dont certaines à l’échelle mondiale ». Concrètement, la firme américaine a annoncé trois grands changements dans ses pratiques : un accès accru aux données, plus de flexibilité et l’affirmation de son engagement pour la transparence.

Concernant le premier point, rappelons qu’aujourd’hui, lorsque des acheteurs utilisent Ad Manager pour participer à l’ad exchange de Google (bourse d’échange d’annonces), ils accèdent également aux données issues de ses enchères pour les aider à acheter des espaces publicitaires auprès des éditeurs de manière plus efficace. « Compte tenu de la multitude des places de marché publicitaires disponibles, les éditeurs se servent parfois d’une technologie nommée header bidding (enchère d’en-tête) pour organiser des enchères entre plusieurs places de marché. Ces enchères d’en-tête ont lieu en dehors de notre plateforme, c’est pourquoi il est techniquement impossible pour Google d’identifier les participants, et donc de partager des données avec ces derniers », s’est justifiée Maria Gomri. Le groupe s’est engagé à proposer une solution pour que tous les acheteurs avec lesquels un éditeur travaille, y compris ceux qui prennent part à une enchère header bidding, bénéficient d’un accès équivalent aux données issues de l’enchère d’Ad Manager. Il fournira, en particulier, des informations concernant le minimum bid to win d’enchères passées, c’est-à-dire la valeur minimale qu’un enchérisseur aurait dû soumettre pour remporter la mise aux enchères. Par ailleurs, si les éditeurs pouvaient déjà utiliser Google Ad Manager pour proposer leurs espaces publicitaires auprès de plusieurs plateformes, Google offrira désormais la possibilité de définir des règles de tarification personnalisées pour les publicités appartenant à des catégories sensibles, comme celles sur la politique ou la religion, grâce à une meilleure interopérabilité avec les serveurs publicitaires concurrents. Enfin, le groupe annonce qu’il n’utilisera pas les données d’autres plateformes de vente pour optimiser les enchères dans sa propre bourse d’échange.

Estimant que ces engagements sont de nature à favoriser le retour à la conformité pour Google et à améliorer le fonctionnement concurrentiel du marché des serveurs publicitaires et des plateformes SSP, l’Autorité les a donc rendus obligatoires, pour une durée de trois ans à compter de la date de notification de la décision ou, le cas échéant, suivant leur mise en œuvre effective. Le groupe s’est en outre engagé à désigner un mandataire indépendant, rémunéré par ses soins, qui sera chargé du suivi de la mise en œuvre de ces engagements, et transmettra tous les éléments permettant à l’Autorité d’exercer son contrôle sur ces derniers.

… et de portée mondiale

« L’Europe offre un terrain plus propice que les États-Unis aux acteurs économiques pour se battre contre les positions dominantes, dans la mesure où les grandes autorités de régulation américaines n’ont pas de pouvoir d’imposer directement des sanctions financières », a réagi la présidente de l’Autorité de la concurrence. Cette décision française aura sans aucun doute une portée mondiale. Google en est conscient, puisqu’il compte modifier certaines de ses pratiques non seulement pour le marché français et européen, mais aussi dans le reste du monde. « En réalité, les dispositions du Digital Markets Act, qui devraient être adoptées en 2022, l’auraient sûrement amené à modifier ses pratiques et il est sans doute tout aussi important pour Google de veiller à sa réputation et préserver son image attaquée sur plusieurs fronts », indique Ombline Ancelin.

Si cette décision fait grand bruit en France, les autres pays sont sans aucun doute déjà en train d’éplucher le travail de l’Autorité de la concurrence. Outre-Atlantique, le géant américain pourrait être confronté à des sanctions, voire un démantèlement. Une quatorzaine d’États, en plus du DoJ et d’entreprises privées, ont lancé des plaintes et actions civiles visant ses pratiques sur les marchés des moteurs de recherche et de la publicité liée aux recherches tout en continuant les enquêtes sur le marché des adtechs. Cette décision pourrait faciliter leur travail. Mais, pour Google, s’ouvrir au dialogue et montrer sa bonne volonté avant d’être de nouveau sanctionné ou rattrapé par des régulations extrêmement fortes qui ne nécessiteront bientôt plus des années de procédure est sans doute la meilleure option. 

Ombline Ancelin Google Autorité de la concurrence (ADLC)