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La timide percée des avocats dans l’activité de lobbying

Par LA LETTRE DES JURISTES D'AFFAIRES
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affaires n°1354 du 16 juillet 2018
Par Jeanne DISSET

Dans le rapport annuel de la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP), parmi les 1586 représentants d’intérêts, les cabinets d’avocats et avocats indépendants atteignent 1 % seulement…Pourquoi si peu ?

La Loi Sapin 2 a posé le principe d’un répertoire public géré par la HATVP où il est obligatoire de s’inscrire (Agora). Ce répertoire pose de nombreuses contraintes nouvelles pas si simples à concilier avec les habitudes déontologiques des avocats. Philippe Portier, président de l’Association des avocats lobbyistes – elle-même inscrite au répertoire -, souligne : « les règles professionnelles ont été aménagées dès 2011 afin que les avocats puissent s’emparer de cette activité que certains pratiquaient déjà.

Mais ces contraintes nouvelles peuvent apparaitre lourdes à certains avocats ». Ainsi, fournir la liste des clients pour lesquels les cabinets/avocats assument des missions de lobbying est maintenant possible, mais ce n’est pas le plus complexes. Une comptabilité différenciée doit aussi être faite pour protéger le secret des autres activités et répondre à l’exigence de transparence. Enfin, la HATVP exige un suivi concret des actions de lobbying menées, avec un rapport d’activité. De plus la nature de ces activités relevant ou non de la représentation d’intérêts n’est pas des plus simples à établir. C’est une obligation assez lourde et en parcourant le répertoire, à peine un peu de plus de la moitié des représentants d’intérêts l’ont rédigé et founi. « Cela nécessite que les avocats et les cabinets soient très structurés, qu’ils sachent différencier leurs activités. L’inscription au répertoire n’est pas le plus compliquée, c’est le suivi et les contraintes administratives de gestion qui peuvent peser » conclut Philippe Portier.

Constat : très peu d’avocats… et pas ceux qu’on attendait !

En analysant le 1 % d’avocats, l’observateur ne peut que constater : aucun des grands cabinets français réputés faire du lobbying, ni aucune des grandes équipes ou cabinets de droit de la concurrence et de droit européen de la place de Paris ne figure dans le répertoire. On s’attendait à trouver celles exerçant déjà ce type d’activités à Bruxelles, ou les conseils réguliers de grandes fédérations/organisations professionnelles, ou celles connues pour leur capacité à rédiger des amendements. Rien. Les cabinets et les avocats référencés sont les cabinets EY Société d’Avocats, ESEA Avocats, Samman, Alinéa Avocats Associés, ainsi que deux avocats, Philippe Portier et Frédéric Willens. A minima, ils ont fourni la liste de leurs clients, le chiffre d’affaires réalisé sur cette activité de lobbying, mais pas toujours le détail des activités qui est la pièce maîtresse et la plus complexe à réaliser. Pourquoi ces avocats ? Parce qu’ils font des affaires publiques. Parce que ce qu’ils font va bien au-delà de ce que le milieu juridique considère communément comme du lobbying.

Qu’est-ce que l’activité de lobbying pratiquée par un avocat ?

« C’est très varié, mais c’est aussi une approche différente du métier d’avocat traditionnel » souligne Pierre Morrier, avocat lobbyiste, fondateur du cabinet Alinéa Avocats Associés, inscrit au répertoire et très actif. « L’avocat classique est un auxiliaire de justice. Celui qui pratique les affaires publiques est un auxiliaire du débat démocratique ». Deux façons d’être garant de l’État de droit, mais qui supposent que l’avocat accepte une posture distincte de ce qu’il est habituellement. « Nous nous approchons de la norme d’une façon très différente de l’avocat traditionnel qui l’utilise ou la conteste. Nous cherchons à l’améliorer, à la faire évoluer, autrement que par des recours. Nous apportons des informations sur la vie économique de nos clients, une approche en prise directe avec la réalité, aux décideurs publics qui ne la connaissent pas », poursuit-il. Évidemment, les plaideurs des QPC ou des recours devant la CEDH font aussi évoluer le droit, et le contentieux peut faire partie de la stratégie de lobbying. Mais, comme pour l’activité d’écriture d’amendements, l’avocat n’a pas alors besoin d’être estampillé « lobbyiste ». Ces actions font déjà partie du métier. Dès lors, on comprend que certains cabinets ne souhaitent pas aller plus loin et restent dans cette sphère. On ne les trouvera pas dans le répertoire de l’HATVP (sauf si celle-ci lors de ses futurs contrôles précise les activités à inclure dans le lobbying) et ils continueront d’écrire des projets d’amendements. L’activité de représentant d’intérêts va plus loin, nécessite d’être avocat autrement et d’approcher la conception de la norme pour l’adapter. C’est aussi anticiper le droit. « Les affaires publiques, c’est au-delà de défendre les intérêts de son client, généralement lui-même représentatif d’intérêts collectifs, à construire une analyse globale de la situation juridique et procédurale en lien avec une approche stratégique, c’est une autre analyse de la situation juridique, c’est une stratégie à construire. C’est aussi créer de l’articulation, entre les différents acteurs, entre les textes existants et la norme en construction, entre droit et réalité économique et pratique » soutient Pierre Morrier. C’est pour cette raison que les entreprises différencient les directions « affaires publiques » et « juridique », qui représentent deux approches, deux métiers. Les avocats lobbyistes sont donc bien particuliers au milieu de toutes les robes noires. Un métier nouveau, une autre facette de l’avocat qui ne s’improvise pas. « c’est pourquoi cette activité restera une niche » conclut Pierre Morrier. 1 % pour longtemps ?

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