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La définition de l’établissement stable à l’ère de l’économie numérique : quels enseignements tirer de la récente décision Valueclick/Conversant ?

Par Ludovic Geneston, associé, et Adrian Gaina, cabinet Hogan Lovells

Dans sa décision Valueclick/Conversant (CE 11 décembre 2020, n° 420174), le Conseil d’État utilise le traditionnel concept d’agent dépendant afin de taxer en France les profits d’une société irlandaise du secteur de l’économie numérique. Révolution fiscale ou décision d’espèce ?

En application d’un contrat de licence conclu avec sa société mère américaine, la filiale irlandaise du groupe de marketing digital Valueclick était détentrice de droits d’exploitation dans plusieurs pays dont la France. La filiale française du groupe rendait à sa sœur irlandaise des services de promotion commerciale et d’assistance administrative rémunérés sur une base cost + 8 %. La société irlandaise était quant à elle la signataire des contrats conclus avec les clients français et reconnaissait l’essentiel de la marge taxable au titre desdits contrats.

De telles structures, très répandues dans le secteur de l’économie numérique depuis les années 2000, posent la question de la définition de l’établissement stable dans les conventions fiscales internationales, comme en témoigne la récente actualité jurisprudentielle. Ces structures consistent à déployer depuis l’étranger une activité commerciale dans un pays dit « de marché » par l’intermédiaire d’une société liée implantée dans ce pays. Généralement rémunérée sur une base cost plus au titre d’une simple activité de promotion et de back-office, la société locale travaille pour le compte de la société étrangère (qui réalise la majorité des profits) et dispose dans les faits de pouvoirs plus ou moins étendus dans la négociation avec les clients locaux et la préparation des contrats.

L’instrument multilatéral (IML), issu des travaux BEPS de l’OCDE et entré en vigueur le 1er juillet 2018, a modifié le contenu de nombreuses conventions fiscales internationales, notamment s’agissant de la définition de l’établissement stable. Ces modifications faciliteront à l'avenir la reconnaissance d’établissements stables français lorsque la filiale française et ses salariés disposent en pratique de pouvoirs étendus de négociation. Une interrogation demeurait quant à la viabilité de telles structures sous l’empire de conventions classiques, pré-BEPS, dont les stipulations relatives à l’établissement stable n’avaient pas été remaniées par l’IML (c’est notamment le cas de la convention franco-irlandaise).

Statuant en formation de Plénière fiscale, le Conseil d’État tranche cette question en faveur des réalités contractuelles et de la substance économique, considérant qu’elles devraient prévaloir sur les apparences juridiques dans des situations où « une société française […] de manière habituelle, même si elle ne conclut pas formellement des contrats au nom de la société irlandaise, décide de transactions que la société irlandaise se borne à entériner et qui, ainsi entérinées, l’engagent ». Pour arriver à cette conclusion, qui ne ressort pas de manière évidente des termes de la convention et s’éloigne de l’approche très juridique de l’établissement stable jusqu’alors retenue par le Conseil d’État, les juges se réfèrent expressément aux commentaires de l’OCDE publiés après l’adoption de la convention franco-irlandaise (mais avant BEPS). Cette interprétation marque une évolution notable de la position du Conseil d’État qui semblait jusqu’alors refuser de prendre en compte de tels commentaires lorsqu’ils étaient postérieurs à la convention fiscale en question.

Cette décision n’emporte toutefois pas de changement de fond notable de la définition traditionnelle de l’établissement stable. Il ne s’agit donc pas d’une révolution jurisprudentielle, ni de l’émergence d’un nouveau concept d’établissement stable virtuel ou numérique. La particularité de l’affaire Valueclick tient davantage au rôle très étendu de la société française dans la négociation et le suivi des clients, et au fait que l’administration fiscale a réussi à apporter la preuve d’une validation purement formelle et automatique des contrats par la société irlandaise (laquelle ne disposait d’ailleurs que d’une substance limitée par rapport à sa sœur française).

Cette décision montre en revanche que même en vertu de normes « anciennes » pré-BEPS, il est possible d’appréhender une matière imposable dans le pays de marché lorsque les faits s’y prêtent. 

Ludovic Geneston Adrian Gaina Hogan Lovells