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Sécurité juridique : le Club des juristes émet 68 propositions

Par Laurence Garnerie
Nicolas Molfessis, professeur à l'université Paris II - Panthéon-Assas


Ce jeudi 11 juin, le Club des juristes publie un rapport intitulé « Sécurité juridique et initiative économique ». Un ouvrage qui propose 68 mesures pour lutter contre l'insécurité juridique en France. Détails de ses principales préconisations avec le secrétaire général, Nicolas Molfessis, professeur à l’université Panthéon-Assas, qui a codirigé la commission avec Henri de Castries, P-DG d’AXA.

Le rapport identifie l’inflation législative comme l’une des sources de l’insécurité juridique en France. Comment lutter contre ?
Nicolas Molfessis :
La commission est partie du principe que les seules préconisations consistant, selon une approche quantitative, à demander aux pouvoirs publics de moins légiférer ne pouvaient raisonnablement aboutir. Il est davantage réaliste de privilégier une amélioration de la qualité de la loi, grâce à une méthodologie d’élaboration des textes plus vertueuse et d’en escompter des effets de système. Pour ce faire, le rapport propose quatre axes. Tout d’abord, les pouvoirs publics doivent arrêter de procéder à des retouches ponctuelles et incessantes des lois, pour privilégier des réformes globales qui permettent aux textes d’être structurés, pérennes et cohérents. Ensuite, la législation doit être mieux évaluée. Les études d’impact sont encore trop souvent superficielles, quand elles ne sont pas bâclées. Si leur amélioration est indispensable, elles doivent également être généralisées, et notamment être requises pour les amendements qui modifient substantiellement les textes. En outre, il faut rationaliser l’usage du droit d’amendement gouvernemental. Enfin, le rapport préconise différentes mesures visant à améliorer l’accès aux sources officielles, à faciliter la consolidation des textes et à mieux en assurer la simple connaissance. Il préconise d’ailleurs que le Conseil d’Etat émette un avis sur la qualité rédactionnelle des lois. Aujourd’hui, l’écriture souvent pointilliste des textes les rend souvent indéchiffrables.

Évolution du nombre de pages publiées au Journal officiel par an (Source : Club des juristes) ©LJA


Comment garantir l’indépendance et la transparence des études d’impact, et en limiter les coûts ?
N. M. :
Il y a actuellement de nombreux débats, nourris d’exemples étrangers, pour savoir si les études d’impact doivent être réalisées par des organismes indépendants. Nous nous méfions de la création d’une structure ad hoc qui entraînerait des coûts et des problèmes nouveaux, contribuant à la complexité législative. La tentation, quand on parle de sécurité juridique, est souvent de proposer des structures nouvelles, dont l’objet premier est d’ajouter de la complexité à la complexité. Il existe déjà divers organismes ou comités chargés de l’évaluation et du contrôle des politiques publiques. Pour une meilleure efficacité, en revanche, il conviendrait que le Parlement puisse procéder à ses propres études d’impact en ayant recours aux moyens de l’administration. Cela n’est actuellement pas possible en raison de la séparation des pouvoirs et nécessite donc une réforme constitutionnelle. Par ailleurs, il conviendrait que ces études puissent également être réalisées par des experts extérieurs à l’administration : le CESE, l’INSEE, ou des think tanks indépendants, auxquels le rapport préconise d’encourager le recours.

"Il faut exclure de la discussion en séance publique
les amendements déjà discutés en commission
"


 

Le rapport épingle l’abus de droit d’amendement du gouvernement qui ralentit le processus législatif. Faudrait-il limiter ce dernier ?
N. M. :
Les amendements d’origine gouvernementale ne cessent d’augmenter et portent souvent sur des questions essentielles qui ne figuraient pas dans le texte déposé. Le procédé permet au gouvernement de s’affranchir de procédures qui sont précisément là pour assurer un certain contrôle de la qualité de la loi. Les amendements gouvernementaux conduisent ainsi à contourner l’exigence d’un avis du Conseil d’État comme celle d’une étude d’impact. Pour y remédier, nous proposons d’exclure le dépôt d’amendements gouvernementaux – sauf coordination nécessaire – pour les projets de loi. De même, pour mettre fin à la pratique des amendements de dernière minute, qui entament souvent l’équilibre des textes, nous proposons que soient mis en place des délais de dépôt. Nous préconisons également la mise en place d’une procédure qui permette aux parlementaires de saisir la Conférence des présidents pour contester le recours aux amendements abusifs du gouvernement. Plus généralement, nous insistons sur la nécessité de renforcer encore le travail législatif au sein des commissions et d’exclure de la discussion en séance publique les amendements déjà discutés en commission.

Évolution du nombre de décisions rendues par an par la Cour de cassation (source : Club des Juristes) ©LJA


Le rapport dénonce l’inefficacité de la Cour de cassation en raison notamment d’un mauvais filtre des pourvois. Comment l’améliorer ?
N. M. :
Cette réflexion est menée alors que la Cour de cassation elle-même, sous l’impulsion de son Premier président, Bertrand Louvel, a mis en place des groupes de travail visant à la réformer. Il s’agit de faire évoluer un modèle qui a plus de deux siècles afin de façonner la Cour de cassation du 21e siècle. La Cour de cassation, qui est indispensable au bon fonctionnement de notre organisation judiciaire, est aujourd’hui prise en étau entre la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) qui peut infléchir ses analyses, et le Conseil constitutionnel dont la QPC représente une forme de concurrence qu’il convient d’aménager. Cela implique que la Cour de cassation réfléchisse, comme elle le fait à présent, à sa mutation et accepte sa réforme. Un constat s’impose en premier lieu : depuis 20 ans, elle ne parvient pas à infléchir le nombre de pourvois dont elle est saisie et le nombre de décisions qu’elle rend - autour de 30 000 par an. Ses délais de jugement ne sont pas en cause car elle juge à un rythme parfaitement acceptable, mais la masse des décisions à rendre l’empêche d’occuper pleinement la place qui doit être la sienne dans nos institutions. Il faut donc mieux identifier les missions qui s’imposent désormais : au premier rang, elle doit à présent pouvoir procéder à un contrôle de proportionnalité dans la protection des libertés et droits fondamentaux, comme le fait la CEDH ; ensuite, elle doit filtrer bien davantage les pourvois pour se consacrer aux questions de droit nouvelles ou soulevant une difficulté sérieuse ; enfin, si elle doit conserver le contentieux disciplinaire, qui sanctionne les cas où les juges du fond ont formellement mal jugé, elle doit veiller à traiter spécifiquement ces décisions qui sont dépourvues de portée doctrinale. Cette évolution doit s’accompagner d’un allègement de la procédure de non admission des pourvois, qui doit procéder d’une simple ordonnance du président de chambre et non mobiliser des ressources qui sont quasiment équivalentes à celles que requiert une décision sur un pourvoi recevable. À cette clarification des types de décisions, il faut ajouter différentes méthodes pour favoriser leur lisibilité et leur diffusion : il est nécessaire de les diffuser systématiquement sur le site de la Cour et non de s’en remettre ici aux usages de chaque chambre, et il convient de cesser d’avoir recours aux lettres et à leurs combinaisons (P+B+R+I) qui sont devenues souvent source de confusion.

"L’instabilité fiscale entame particulièrement
l’initiative économique des contribuables
"


 

L’instabilité fiscale est sans surprise pointée du doigt comme l’un des facteurs de l’insécurité juridique. Pouvez-vous nous détailler les principales mesures préconisées pour y remédier ?
N. M.: Lors de ses travaux, la commission a pu vérifier que l’instabilité fiscale entamait particulièrement l’initiative économique des contribuables. En effet, en ruinant leurs calculs et anticipations,

©LJA


l’instabilité fiscale détourne les contribuables des dispositifs incitatifs qui jouent une place croissante dans la politique économique nationale. Pour remédier à cette situation, deux voies sont possibles et dépendent de l’origine de l’instabilité fiscale. Une meilleure élaboration de la loi permettrait déjà de limiter l’instabilité fiscale ayant pour but de corriger les malfaçons des textes adoptés. À cet égard, la commission préconise un mouvement de concentration des règles fiscales au sein des lois de finances et au sein de l’administration afin d’encourager la cohérence des textes fiscaux, laquelle est synonyme de stabilité. La commission estime également important de systématiser la concertation publique lors de l’élaboration des textes fiscaux pour détecter en amont les éventuelles malfaçons des dispositifs et ainsi prévenir toute modification ultérieure.
Ensuite, et surtout, la commission recommande de lutter contre la rétroactivité fiscale, laquelle ne vise pas à corriger les malfaçons du texte mais les malfaçons des politiques fiscales adoptées. Est-ce pourtant aux contribuables qui ont scrupuleusement suivi les prescriptions fiscales de supporter ces changements de cap incessants ? La réponse négative s’imposant, la commission a formulé diverses propositions visant à réguler la rétroactivité fiscale – essentiellement la petite rétroactivité –, qui constitue un handicap pour la compétitivité de la France. Tout d’abord, afin que le changement de cap fiscal n’affecte pas les contribuables qui ont pu se conformer aux dispositifs antérieurs, il est recommandé de systématiser les dispositions transitoires telles que les clauses de grand-père qui permettent de maintenir le régime fiscal existant aux situations en cours soit de manière définitive ou pour une durée déterminée. Il serait également opportun de conditionner la recevabilité des amendements en matière fiscale au fait qu’ils ne s’appliqueraient qu’aux opérations réalisées à compter du vote définitif du texte. De même, la commission recommande de mieux encadrer l’application des rétroactivités juridiques et économiques en reprenant et en étendant dans une loi organique les engagements énoncés dans la récente Charte de rétroactivité, laquelle n’est pas contraignante et complète. Enfin, la commission a estimé nécessaire de réguler la petite rétroactivité relative aux « revenus exceptionnels » et aux plus-values. Dans la mesure où la réalisation de tels revenus tient à une appréciation particulière du coût fiscal de l’opération envisagée, l’instabilité fiscale est particulièrement anormale. La commission propose donc que la protection accordée, par le Conseil constitutionnel, aux situations légalement acquises et aux effets qui peuvent être attendus, viennent s’appliquer à la fiscalité des revenus exceptionnels et des plus-values. En définitive, la commission considère que la stabilité et synonyme d’attractivité car l’instabilité fiscale entame l’initiative économique des acteurs économiques français et étrangers encore davantage que la pression fiscale.

Le rapport est par ailleurs très dur avec l’administration fiscale elle-même qu’il propose même de sanctionner en cas d’inertie. Cela peut-il être suffisant pour motiver ses agents ?
N. M.: Lors de ses travaux, la commission a pu constater qu’à de trop nombreuses reprises, l’administration manifestait un comportement dilatoire qui n’était pas suffisamment sanctionné : l’administration qui méconnait les délais accordés aux parties pour produire leurs mémoires n’en supporte aucune conséquence. Cette situation est insatisfaisante puisqu’à la lenteur inhérente de la justice, s’ajoute l’inertie de l’administration qui est préjudiciable aux contribuables qui voient le contentieux s’éterniser. Pour remédier à cette situation, la commission appelle de ses vœux une rationalisation du management du contentieux par l’administration. La première proposition allant dans ce sens est de sanctionner plus strictement l’administration fiscale qui fait preuve d’inertie par un dégrèvement d’office en cas d’absence de l’administration fiscale à la suite d’une mise en demeure de produire ses observations par la juridiction saisie. Sans aucun doute, la perspective d’éviter une sanction pécuniaire encouragera l’administration à adopter un comportement plus volontaire lors des procédures contentieuses.
La commission estime également que le comportement, en plus d’être volontaire, doit être réfléchi. À ce titre, la commission propose de compléter la procédure de saisine du « Comité national d’experts », lequel a vocation à fournir un éclairage externe à l’administration fiscale sur les dossiers les plus complexes. Alors que la saisine du Comité semble réservée à l’administration fiscale, il serait opportun d’aménager son auto-saisine afin qu'il puisse éclairer l’administration sur le bien-fondé de certains redressements « de place ».
L’ensemble de ces mesures vise à ce que l’administration fiscale se comporte en partie diligente et raisonnée, une partie qui respecte les délais prescrits et qui n’adopte pas une logique jusqu’au-boutiste dans la gestion du contentieux. Les diverses propositions de la commission permettront sans doute une acculturation progressive des agents de l’administration.

"La justice prud’homale est incontestablement en crise
et son modèle menacé
"


 

Statistiques de la juridiction prud'homale (source : Club des juristes) ©LJA


Enfin, concernant le droit du travail, le rapport dénonce sa trop grande politisation qui conduit à de l’insécurité juridique et se prononce notamment pour un échevinage de la juridiction prud’homale et la suppression de la phase de conciliation. En quoi cela permettrait d’améliorer le système ?
N. M.: La justice prud’homale est incontestablement en crise et son modèle menacé : la durée d’une procédure devant les conseils des prud’hommes est en moyenne de plus de 15 mois, le taux de départage est de 21 % en moyenne nationale (mais 62 % dans certains conseils), le taux d’appel est de 64,5 %, les taux d’infirmation totale et partielle en appel sont respectivement de 21,2 % et 50,5 %, et le taux de conciliation ne dépasse pas les 6 %. La réforme de la justice prud’homale s’impose donc. La commission propose tout d’abord de prévoir l’échevinage systématique dans les conseils de prud’hommes en faisant présider la formation de jugement par un juge du tribunal d’instance , un tel échevinage étant aussi prévu pour la formation restreinte envisagée par ailleurs. Une telle proposition se justifie aisément au regard des données précédemment évoquées : les taux de départage et d’appel sont tels que ce sont en définitive les juges professionnels qui traitent le contentieux prud’homal. Si ce constat ne justifie pas à lui seul la disparition des conseils de prud’hommes, il justifie l’instauration de l’échevinage systématique, lequel permettra de raccourcir les délais de jugement puisque la phase de départage est supprimée, et de limiter les taux d’appel et d’infirmation en appel du fait de la meilleure motivation et rédaction des jugements. En définitive, l’échevinage permettra d’enrayer l’assimilation de la phase prud’homale à un tour de chauffe. On notera que le projet de loi Macron se prononce également pour l’échevinage mais de manière optionnelle : les parties pourront demander conjointement que l’affaire soit renvoyée devant la formation présidée par un juge professionnel et le bureau de conciliation et d’orientation pourra procéder au renvoi, même d’office, devant la juridiction de départage. La commission considère que cet échevinage optionnel est inopportun puisqu’il favorise les calculs et stratégies procédurales et méconnaît la volonté générale des parties d’être jugées par le juge départiteur en premier lieu.
La commission recommande ensuite de supprimer la phase de conciliation obligatoire en modifiant l’article L. 1411-1 du Code du travail. Ici encore, les statistiques sont utiles : si le taux de conciliation est extrêmement bas (6 %), les taux de désistement et de radiation sont conséquents (10 et 16 % des décisions terminées au fond), ce qui laisse imaginer que les règlements amiables des litiges ont lieu hors du cadre de la conciliation obligatoire. La commission a pu déduire de ces chiffres que les chances de succès de la conciliation repose sur l’intention des parties de concilier et qu’il importe, par conséquent, de privilégier une conciliation voulue (clause spéciale du contrat de travail, rapprochement spontanée des parties une fois le litige né) et d’exclure une conciliation obligatoire. La suppression de la phase de conciliation que propose la commission permettra donc de gagner du temps tout en n’excluant pas le règlement amiable des litiges puisqu’elle rendra caduque la solution par laquelle la Cour de cassation considère facultatives les clauses de conciliation dans les contrats de travail. À noter que le projet de loi Macron, conscient des insuffisances notables de la procédure de conciliation, a fait le choix de conserver la phase de conciliation et de renforcer les pouvoirs du bureau de conciliation qui devient le bureau de conciliation et d’orientation. Ces mesures sont justifiées mais ne répondent pas au fait qu’une conciliation réussie est une conciliation voulue.
En définitive, les diverses modifications prévues par la commission visent à supprimer ou modifier les phases chronophages à l’efficacité douteuse : la phase de conciliation qui est inefficace doit être supprimée et la phase de jugement telle qu’on la connaît aujourd’hui doit être modifiée afin de supprimer la phase de départage et faire diminuer les taux d’appel et d’infirmation en appel.

Propos recueillis par L.G.

Pour consulter le rapport, cliquez ici.
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