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Santé & transformation numérique

Par Sonia de Kondserovsky & Jonathan Rofé

À l’heure du numérique, il n’est pas un secteur qui soit épargné par la transformation digitale. À l’instar du secteur hôtelier où de nouveaux intermédiaires ont révolutionné les usages et ébranlé les acteurs historiques, l’écosystème du secteur de la santé évolue considérablement avec le développement de nouveaux outils numériques et l’arrivée de nouveaux acteurs.

Les nouvelles technologies ont en effet permis des évolutions considérables dans le domaine de la santé. Les outils matériels et logiciels deviennent de plus en plus précis, permettant, par exemple, au chirurgien de recourir à la robotique pour les opérations les plus délicates, ou encore à l’oncologiste de diagnostiquer un cancer dans des délais toujours plus réduits en exploitant les logiciels dotés d’intelligence artificielle (IA).

D’un autre côté, les relations traditionnelles entre le patient et le médecin, et entre les praticiens eux-mêmes, sont en pleine mutation. Les patients prennent leurs rendez-vous médicaux sur Internet, télé-consultent leur médecin, sollicitent des « chatbots », des robots dotés d’intelligence artificielle et capables de répondre à certaines questions ou de fournir un suivi de dossier (grossesse, rendez-vous, etc.). En parallèle, la télé-expertise permet à différents spécialistes impliqués sur un même dossier de collaborer beaucoup plus facilement et de manière plus efficace.

Le rapport Villani soulignait récemment que « de nombreux résultats permettent d’illustrer en quoi l’intelligence artificielle pourra être à l’origine de bénéfices importants pour la recherche, la pratique médicale, le système de santé national, les personnes malades et l’ensemble des citoyens ». Pour ces raisons, l’intervention des nouvelles technologies est perçue favorablement par 76 % des Français.

Mais si les nouvelles technologies sont capables de révolutionner le domaine de la santé, cette transition soulève de nouvelles problématiques. De prime abord, la protection des données personnelles, et de manière encore plus flagrante depuis l’entrée en vigueur du RPGD, concentre encore une grande partie de l’attention. Le stockage et les traitements induits par tout logiciel doté de l’IA peuvent avoir des effets négatifs dès lors que les données accumulées ne bénéficient pas d’une protection maximale. Selon Elizabeth Denham, la commissaire à l’information du Royaume-Uni, the « price of innovation does not need to be the erosion of fundamental privacy rights ». Au-delà des problématiques juridiques, il convient de s’interroger sur d’autres questions d’ordre éthique, déontologique et sociétal. Dans un domaine aussi sensible que celui de la santé, la transparence, la traçabilité et la fiabilité des résultats de l’IA sont critiques. En outre, de nombreux acteurs s’inquiètent de l’avenir de leur profession. In fine, la question de savoir comment les professionnels de santé peuvent (et doivent) garder la main face aux outils intelligents se pose. 

Nous verrons que le domaine de la santé n’est pas en manque d’innovation. Au contraire, de plus en plus d’entreprises (petites et grandes) proposent des services pouvant améliorer l’accès aux soins ou la qualité des soins (1). Ces initiatives sont néanmoins susceptibles d’engendrer des risques importants en l’absence de mécanismes d’encadrement réfléchis (2).

1. La numérisation de la santé : un marché en ébullition

La numérisation de la santé a ouvert de nombreuses brèches dans le domaine médical, dans lequel fourmillent des acteurs intermédiaires proposant des services aux médecins et aux patients afin de faciliter l’accès aux soins (1) ou d’améliorer la qualité des traitements (2). 

1.1 L’influence des nouvelles technologies sur l’accès aux soins

La prise de rendez-vous sur Internet est l’un des services qui s’est le plus développés ces dernières années grâce à plusieurs acteurs. Doctolib, par exemple, qui a levé 85 millions d’euros depuis sa création en 2013, revendique 70 000 médecins utilisateurs de ses services et 200 millions de rendez-vous pris à partir de sa plateforme. Les raisons d’un tel succès ne sont pas difficiles à comprendre. Du côté du patient, la prise de rendez-vous n’a jamais été aussi simple : le contact par Internet est plus rapide que par téléphone (et sans intermédiaire) et permet de voir clairement les offres de soin proposées par le professionnel ainsi que les différents créneaux disponibles. Du côté du médecin, l’outil permet de réduire les frais de secrétariat mais aussi d’optimiser le taux de remplissage du cabinet, notamment en gérant les annulations. Les résultats concrets d’un tel service sont prometteurs. Depuis 2017, Doctolib a été déployé dans 30 hôpitaux de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP) dans l’objectif de réduire les délais d’attente et de fidéliser les patients. Au bout d’un mois de déploiement, le nombre de consultations non honorées a baissé significativement (de 15 %-25 % à 8 %) et l’activité a augmenté (hausse de 7,5 % du nombre de rendez-vous).

Au-delà des simples prises de rendez-vous, les nouvelles technologies en général, et Internet en particulier, permettent aux individus de trouver des réponses à leurs questions – et des solutions à leurs symptômes – de manière de plus en plus autonome. 

De la simple recherche sur les sites spécialisés – avec néanmoins les risques d’auto-diagnostic voire d’auto-médication que cela pose – à la consultation téléphonique, en passant par la visioconférence avec le médecin professionnel et jusqu’à la télé-médecine, il n’est plus toujours indispensable pour les patients de se déplacer pour avoir un avis médical personnalisé. Cela constitue également une réponse à des difficultés auxquelles certaines populations sont confrontées. En particulier, la multiplication des déserts médicaux encourage au développement de solutions alternatives aux prestations médicales traditionnelles. De plus en plus de plateformes technologiques lancent des services de téléconsultation, certaines revendiquant aujourd’hui plus de 10 000 téléconsultations.

1.2Une meilleure qualité de soins ?

Les outils technologiques sont devenus indispensables pour assister les médecins dans la recherche des diagnostics en réduisant les délais et en améliorant la précision et la fiabilité des résultats. La qualité des soins augmente ainsi avec l’assistance des outils intelligents, capables de détecter automatiquement des dysfonctionnements ou anomalies. Therapixel, start-up française qui développe un logiciel permettant de diagnostiquer un cancer à partir de son système d’intelligence artificielle, en est l’un des nombreux exemples. Une étude « à paraître, montrera[it] que, pour 30 % d’un groupe de femmes atteintes du cancer du sein, l’IA a été capable de détecter la tumeur sur des images prises un an avant qu’elle ne soit diagnostiquée ».

À l’instar des appareils « smart » pour la maison comme Echo (d’Amazon) ou encore HomeKit (d’Apple), les objets connectés sont très présents dans le domaine de la santé. Les nouvelles montres connectées proposent par exemple un suivi très précis des utilisateurs afin de leur permettre de mener une vie « saine ». 

Les montres peuvent ainsi surveiller le niveau de stress, les calories dépensées, le rythme cardiaque de l’utilisateur, ses rythmes de sommeil et un grand nombre d’autres données qui, combinées, permettent d’établir une cartographie « santé » très précise. Certaines montres vont jusqu’à alerter l’utilisateur lorsqu’elles détectent une anomalie voire même appeler les urgences dans certaines hypothèses (par exemple : détection de chute).Les investissements majeurs des géants du web dans le domaine de la santé sont à la mesure des enjeux économiques et sociétaux soulevés. Et certains considèrent que « c’est un marché insensible aux aléas politiques et à la conjoncture économique, c’est un marché inefficient où leurs moyens technologiques et financiers sont un atout et, enfin, c’est vertueux (…) ».

2. Focus sur les enjeux de la digitalisation de la santé

Il existe un besoin infini quant aux outils pouvant améliorer le fonctionnement du système de santé. Mais la numérisation doit être abordée avec prudence. La numérisation de la santé implique de nouveaux enjeux à la fois sur les plans éthique et juridique (2.1) et sur le futur des relations entre les professionnels de santé et leurs patients (2.2).

2.1Les enjeux éthiques et juridiques

Les acteurs de la santé sont aujourd’hui confrontés aux mêmes interrogations que les acteurs des autres secteurs : comment profiter des formidables opportunités qu’offrent les technologies sans risquer l’ubérisation ? Ce terme récemment introduit dans le dictionnaire sous la définition de « transformation d’un secteur avec un modèle économique innovant tirant parti du numérique » inquiète de plus en plus les professionnels de santé. Le Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM) a ainsi fait part de son inquiétude quant à l’ubérisation de la santé en observant « une tendance accélérée vers “l’ubérisation de la santé”, par des offres en ligne qui correspondent à du commerce électronique non régulé et qui tendent à réduire la pratique médicale à une simple prestation électronique moyennant rétribution, via des plateformes du secteur marchand ». En effet, la transformation digitale, dans certains de ses aspects et bien que répondant à des besoins du corps médical et des patients, peut poser un problème éthique. Rappelons en effet que selon l’article 19 du Code de déontologie médicale, « la médecine ne doit pas être pratiquée comme un commerce ». Que dire des plateformes dont la finalité médicale n’est que secondaire par rapport aux autres finalités – affichées ou non – poursuivies ? Certaines plateformes de téléconsultation ont ainsi d’ores et déjà perçu la manne formidable que constituent les milliards de données (médicales) collectées, et dont la valeur va (et de manière grandissante) bien au-delà des frais perçus pour les consultations. En particulier, le développement de la médecine prédictive, marché sur lequel les acteurs majeurs investissent des sommes considérables, ne peut se faire qu’au travers de l’analyse des mégabases de données ainsi constituées.

Outre la marchandisation de la santé, les nouvelles technologies, et surtout l’intelligence artificielle, soulèvent la problématique de la transparence. Dans un domaine aussi sensible que celui de la santé, il demeure absolument nécessaire que les médecins comprennent pourquoi un patient est malade et de quoi ce dernier souffre. Si l’intelligence artificielle – ou le robot – est capable de déceler les anomalies chez les patients avec des taux de précision impressionnants, son raisonnement doit être clair pour permettre aux médecins de vérifier l’exactitude des résultats et traiter le patient par la suite. Le processus décisionnel doit donc être transparent mais cette transparence peut se heurter à la confidentialité (voire au secret des affaires) attachée aux méthodes, algorithmes et autres éléments ayant permis d’aboutir à la décision, avec le risque de porter atteinte à l’avantage compétitif – et donc à la valeur – de ceux qui l’ont développé.Il est donc nécessaire de trouver un équilibre entre un encadrement juridique strict et les bénéfices sanitaires de ces outils. 

En toute hypothèse, le législateur doit équilibrer innovation et précaution, l’objectif n’étant pas de freiner l’évolution des nouvelles technologies mais de proposer un cadre sécurisé afin d’éviter les risques d’abus. Il est également important de veiller à une approche coordonnée des pays européens.L’exemple de l’e-commerce des médicaments est assez significatif. Très réglementé en France, il l’est beaucoup moins dans d’autres pays européens comme le Royaume-Uni, où la vente « (est ouverte) à tous les médicaments et autoris[é] [aux] pure players (les vendeurs qui opèrent seulement sur Internet) ». A contrario, la mise en œuvre du RGPD a montré qu’une approche cohérente au niveau européen pouvait apporter des résultats positifs. 

En ce sens, le projet de loi relatif à l’organisation et à la transformation du système de santé, déposé à l’Assemblée nationale le 13 février 2019, prévoit la création d’un espace numérique de santé où les utilisateurs peuvent stocker leurs dossiers médicaux tout en leur laissant la possibilité de paramétrer les données affichées. L’espace numérique permettra à l’utilisateur de « gérer ses données de santé et de participer à la construction de son parcours de santé en lien avec les professionnels, les établissements et les autres acteurs de santé » et devrait être compatible avec les différentes applications et objets connectés des utilisateurs. Tout cela, sans pour autant sacrifier le respect de sa vie privée puisqu’il peut choisir quelles informations sont disponibles, qui pourra accéder à ses records médicaux et pendant quelle période de temps cet accès sera possible. Le projet de loi prévoit également l’élargissement du champ du Système national des données de santé (SNDS), pour comprendre « l’ensemble des données cliniques obtenues dans le cadre de soins remboursés par l’Assurance maladie » afin d’améliorer la recherche médicale et la qualité du suivi. Toutefois, dans le souci de protéger davantage les informations privées, le projet de loi milite pour la pseudonymisation complète des données. 

2.2 La relation médecin-patient

Les nouvelles technologies soulèvent de nombreuses craintes, tous secteurs économiques confondus, quant à la profonde mutation des professions et des relations qu’elles induisent. 

Certains métiers vont se transformer – ainsi les secrétaires médicales voient progressivement la prise de rendez-vous disparaître de leurs attributions. Des tâches simples vont pouvoir être automatisées – un logiciel IA bien alimenté trouvera des solutions plus rapidement et avec la même (voire plus de) précision qu’un humain. Les dispositifs médicaux connectés vont progressivement impliquer une évolution de la relation patient-médecin dans la mesure où le lien est à la fois plus direct (le médecin peut avoir accès aux données de son patient en « temps réel ») et plus distendu (sentiment de médecine « virtuelle »). 

Ces enjeux sont pertinents dans le domaine médical et la question de savoir comment (ou si) les médecins et les autres professionnels continueront de pratiquer leur métier se pose. Le rapport Villani et la plupart des auteurs analysant ce sujet militent pour une relation de « complémentarité » entre machine et homme. 

Dans un premier temps, « les professionnels de santé vont jouer un rôle fondamental dans l’expérimentation et l’entraînement des IA à des fins médicales dans des conditions réelles ». Le rôle bénéfique des nouvelles technologies dans le domaine de la santé est évident, il n’est plus possible d’ignorer leurs capacités. Le rapport propose dans ce sens d’adapter le métier de médecine, en transformant les voies d’accès aux études de médecine et en ajoutant des formations sur les usages de l’IA. Le développement des nouvelles technologies entraînera certainement l’automatisation, mais cela pourra être abordé par un remaniement des institutions et des missions des professionnels de santé. La transformation digitale permet d’augmenter la productivité du personnel médical en réduisant par exemple le temps consacré à des analyses qui pourraient être réalisées par des logiciels performants. La machine assistera le professionnel dans son travail sans pour autant le remplacer – on parle alors du « praticien augmenté ».

La pratique médicale sera donc obligée d’évoluer avec le temps. Mais ce n’est pas seulement le médecin qui en sentira les effets. L’expérience médicale se transformera également pour le patient, qui recevra les soins administrés par le « praticien augmenté ». La téléconsultation par exemple est intéressante pour ceux qui ne peuvent pas se déplacer facilement ou qui habitent dans des régions rurales. Elle n’est toutefois pas accessible à ceux qui n’ont pas d’accès à l’Internet, risquant d’alimenter la fracture numérique voire la fracture sociale.

Un autre enjeu pour le patient : le régime de la responsabilité médicale est susceptible d’évoluer. La relation traditionnelle patient-médecin évolue pour comprendre un tiers, le concepteur du produit ou logiciel assistant le médecin. En cas de dysfonctionnement ou d’erreur du système, vers qui le patient peut-il se retourner pour obtenir une indemnisation pour son dommage ? Peut-il tenir le médecin responsable du fait de son utilisation du logiciel ? Dans l’exemple de la montre connectée cité plus haut, comment déterminer la chaîne des responsabilités (le logiciel, la montre, le réseau, etc.). Si la montre ne déclenche pas d’alerte alors que les paramètres permettaient clairement d’identifier un symptôme majeur ? Qui blâmer si, au contraire, des milliers de montres, par exemple en raison d’un bug, se mettent à appeler les urgences en même temps, saturant ainsi les services et mettant la vie des autres patients en danger ?

Le droit positif n’apporte pas de réponses définitives à ces questions. Pour l’instant, il n’accorde pas la personnalité juridique aux systèmes d’IA. Par ailleurs, l’application du régime des produits défectueux n’est pas satisfaisante, en particulier en raison de la double composante – matérielle et logicielle – des dispositifs et la difficulté d’attribuer un dysfonctionnement à l’un ou l’autre de ces composants.

Il est important que ces questions soient réglées le plus rapidement possible pour apporter une sécurité juridique essentielle à la confiance des différents acteurs.

Notes : 

(1) La télé-expertise permet « à un professionnel médical de solliciter à distance l’avis d’un ou de plusieurs professionnels médicaux par l’intermédiaire des technologies de l’information et de la communication ». La télémédecine, ministère des Solidarités et de la Santé, 14 septembre 2018. Accessible à https://solidarites-sante.gouv.fr/soins-et-maladies/prises-en-charge-specialisees/telemedecine/article/la-telemedecine. 

(2) Donner un sens à l’intelligence artificielle, Pour une stratégie nationale et européenne, C. Villani, Mission parlementaire du 8 septembre 2017 au 8 mars 2018.

(3) Prévention santé : les Français favorables aux nouvelles technologies, 6 mars 2018, L’Argus de l’Assurance.

(4) La révolution de la télémédecine : la santé au bout du clic, 8 janvier 2019, Les Echos.

(5) Le passage à Doctolib profite aux hôpitaux de Paris, 8 janvier 2019, Le Figaro.

(6) La révolution de la télémédecine : la santé au bout du clic, 8 janvier 2019, Les Echos.

(7) Trois start-ups de l’intelligence artificielle appliquée à la santé à suivre, 5 octobre 2018, Les Echos.

(8) Jean-David Zeitoun,  « En médecine, le besoin est quasiment illimité », 5 octobre 2018, Les Echos.

(9) Télémédecine et autres prestations médicales électroniques, février 2016, avis public du Conseil national de l’ordre des médecins. 

(10) O. Debarge, Le commerce électronique des médicaments : une mutation inachevée, 24 janvier 2019, Petites affiches, n° 18.

(11) Projet de loi relatif à l’organisation et à la transformation du système de santé, Accessible à http://www.assemblee-nationale.fr/15/pdf/projets/pl1681.pdf.

(12) Ibid, art. 12.

(13) Ibid.

(14) Donner un sens à l’intelligence artificielle, Pour une stratégie nationale et européenne, p. 198, C. Villani, Mission parlementaire du 8 septembre 2017 au 8 mars 2018.

Sonia de Kondserovsky Jonathan Rofé DLA Piper