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Les cryptoactifs à l’épreuve de la réglementation européenne

Par Ondine Delauynay

Les règlements Markets in Crypto-Assets (MICA) et Transfer of Funds Regulation (TFR), qui encadrent les règles d’utilisation et d’émission de cryptoactifs au sein de l’UE, ont été adoptés par le Parlement européen en octobre dernier. L’occasion pour Jean-Luc Juhan et Thomas Vogel, associés du cabinet Latham & Watkins, de faire le point sur l’essor des actifs digitaux et leurs implications pour les groupes français et internationaux.

Quel regard portez-vous sur l’évolution des cryptoactifs en France durant ces cinq dernières années ?

THOMAS VOGEL : La France est l’un des pays du monde qui a montré le plus d’intérêts à l’égard de la règlementation des cryptoactifs. La loi Pacte de 2019 a inspiré les récents textes européens et constitue un gage de confiance pour les acteurs du secteur qui se sentent protégés, là où seul un nombre très restreint de pays a publié un véritable cadre réglementaire. À ce jour, plus de 50 acteurs du secteur sont enregistrés auprès de l’AMF. Le gouvernement encourage d’ailleurs la France à devenir le centre de l’innovation des cryptoactifs en Europe. Récemment, deux importants acteurs étrangers de la crypto (Binance et Crypto. com) se sont enregistrés auprès de l’AMF pour faire de la France leur hub européen. La courbe d’adoption des cryptomonnaies est extrêmement rapide dans l’hexagone. Environ 8 % des Français ont déjà acheté des crypto. Un pourcentage à comparer au nombre de nos compatriotes détenant des actions en propre, qui est d’environ 6 % alors que les actifs digitaux n’existent que depuis une dizaine d’années. Ceci s’explique notamment par la culture financière importante du public français et une activité soutenue des particuliers sur le marché dans le cadre de la crise créée par la pandémie liée au Covid-19.

Qu’est-ce qu’un cryptoactif ?

THOMAS VOGEL : Ce terme généraliste est souvent mal compris et, pour simplifier, il comprend essentiellement trois sous-jacents qui recouvrent des réalités très différentes : les cryptomonnaies, les jetons digitaux (au sens large) et les jetons non-fongibles (ou NFTs). La cryptomonnaie est une représentation numérique de valeur (non émise par une autorité publique) via un jeton inscrit sur un dispositif d’enregistrement partagé (comme le Bitcoin). Les jetons digitaux représentent un droit (inscrit et transférable sur la blockchain) associé à un projet (souvent une forme de protocole d’échange décentralisé permettant la création de contrats intelligents) de type Ethereum, Solana, Cardano, etc. Le NFT est un jeton unique qui a vocation à servir de certificat d’authenticité et trouve des applications multiples notamment dans l’art, le jeu, ou l’industrie… Il peut représenter une paire de baskets virtuelles achetée pour revêtir, demain, un avatar dans le métavers. Il peut également être associé au titre de propriété d’un sac à main ou d’une montre, permettant de prouver l’authenticité du bien. Dans tous les cas de figure (et au sens juridique de leur qualification), les actifs digitaux ne remplissent pas les caractéristiques des instruments financiers même si rien n’empêche d’émettre des instruments financiers sur un dispositif d’enregistrement partagé (c’est d’ailleurs explicitement prévu par le Code Monétaire et Financier).

Que vont changer MICA et TFR, lors de leur entrée en vigueur en 2024, pour les groupes français et internationaux ?

THOMAS VOGEL : L’Europe sera, demain, le premier continent à réglementer formellement les actifs numériques en tant que classe d’actifs à part entière. Les groupes européens publics, qui ont des comptes à rendre à leurs actionnaires, pourront donc s’intéresser à cette classe d’actifs légitimement, émettre un jeton, ou ajouter de la cryptomonnaie comme actif de bilan, dans un cadre juridique réglementé et sécurisé. C’est un avantage compétitif certain dans un univers qui est encore en construction. À titre d’exemple, en application de MICA, les acteurs réglementés devront fournir des informations sur leur empreinte environnementale et climatique et sur celle des actifs qu’ils proposent. Ceci permettra donc aux groupes concernés de réconcilier leur propres objectifs ESG avec la détention ou l’utilisation d’actifs numériques. En outre, dans la mesure où une société a des clients qui la payent en crypto, ou qui achètent ses actifs digitaux, la réglementation TFR impose aux intermédiaires réglementés participant à l’opération de mener une diligence de KYC sur l’ensemble des utilisateurs. C’est l’un des points le plus sujet à critique, car si ces réglementations ont le mérite d’exister, elles sont encore parcellaires et adressent la technicité du domaine de manière non experte. C’est notamment le cas en ce qui concerne les obligations KYC applicables aux transferts à partir de portefeuilles non hébergés – c’est-à-dire dont la clé de vérification est gérée uniquement par son détenteur et non pas par un intermédiaire. Rappelons que la blockchain offre à ses utilisateurs l’assurance de l’anonymat dans un contexte d’extrême transparence. Comment expliquer aux acteurs que pour utiliser leur cryptomonnaie, il faudra d’abord que les utilisateurs s’identifient ? C’est un non-sens philosophique en ce qui concerne l’écosystème crypto (qui vise à se départir des mécanismes associés à la finance traditionnelle), et en même temps un mal nécessaire pour que la courbe d’adoption continue d’augmenter. C’est aussi une solution en matière de LCB-FT, pour lutter contre les transactions illicites dans le secteur…

THOMAS VOGEL : Le narratif général suggérant que les transactions illicites pourraient accabler la pertinence des transferts de valeur sur la blockchain est, à mon sens (et je ne suis pas le seul à le penser), totalement erroné. Je rappelle que les transactions illicites sont évaluées à 0,2 ou 0,3 % des transactions sur la blockchain (et si ces transactions sont certes anonymes, elles sont, en tout état de cause, complètement transparentes). C’est une goutte d’eau par rapport aux transactions illicites qui sont réalisées en cash, de manière anonyme et non transparente. Cet argument démontre une incompréhension fondamentale de ce à quoi sert la blockchain. Elle est un moyen de transférer de la valeur de manière décentralisée, avec le bénéfice supplémentaire que, sous couvert d’anonymat, ce transfert reste transparent. Dans les faits, les acteurs européens qui refuseront de lever cet anonymat, devront vraisemblablement passer par des sociétés non réglementées, à l’étranger, pour les besoins de l’achat de crypto. Je rappelle en effet que le texte MICA ne prévoit pas d’interdire la “reverse sollicitation”, que l’on pourrait traduire par une forme de commercialisation passive. Les acteurs étrangers non enregistrés au sein de l’Union européenne n’ont pas le droit de démarcher des clients, ni de faire la promotion de leurs produits sur le continent. En revanche, les épargnants européens peuvent se tourner directement vers eux, sans sollicitation initiale de leur part.

Ce cadre imparfait offre également des opportunités aux acteurs du secteur. Qu’en est-il en matière de NFT ?

JEAN-LUC JUHAN : Les NFT (ou « jetons non fongibles ») ne sont réglementés directement ni par la loi Pacte, ni par MICA (qui couvre les stablecoins et les jetons fongibles). On les qualifie d’ailleurs souvent d’« ovnis juridiques ». Pour schématiser, un NFT est composé d’un socle technique, intégrant un « smart contract » (contrat intelligent), c’est-à-dire un programme auquel des instructions sont intégrées et s’exécutant automatiquement, qui renvoie lui-même à un contenu (musique, film, photo, etc.) ou encore à des droits, ou fonctionnalités diverses. Selon le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique, le NFT se rapprocherait de la notion de « titre de droits », au sens où le NFT serait un titre de propriété sur le jeton inscrit dans la blockchain, auquel peuvent être associés d’autres droits sur le contenu vers lequel le jeton pointe. Sans qualification juridique posée et cadre réglementaire précis, le contrat entre les différents acteurs des NFT trouve toute sa place et son utilité. Ces acteurs (titulaire des droits sur le contenu du NFT, émetteur du NFT et « utilisateur » du NFT) vont pouvoir -et même devoir- contractuellement organiser la mise en oeuvre de leur projet. Prenons l’exemple des NFT rattachés à des cartes numériques représentant des joueurs de football. Ces cartes ont une valeur intrinsèque (collection) mais peuvent aussi dans certains cas être utiles à des jeux de fantasy football, tenant compte des performances réelles des joueurs de football sur le terrain. Plusieurs contrats sont nécessaires à la mise en oeuvre de ces NFT. Le titulaire des droits sur les images des joueurs va, par contrat, autoriser l’émetteur du NFT (l’éditeur du jeu de fantasy football) a le « minter » (créer) et à le proposer sur une plateforme en vue de son exploitation. Ce même contrat va prévoir les droits et obligations liés à ce processus de création et d’exploitation des cartes de joueurs et notamment les conditions de rémunération et autres applicables aux ventes primaires et secondaires des cartes, celles-ci ayant vocation à circuler entre joueurs. S’agissant du contrat liant la plateforme ou l’émetteur des NFT avec les utilisateurs (ici les joueurs/collectionneurs), il a vocation à préciser les droits qui sont effectivement transmis à ces derniers et leurs obligations, notamment vis-à-vis du titulaire des droits. Ces droits peuvent aller du strict minimum (droit d’utiliser le NFT à titre privé et dans un cadre donné –ce qui est le plus souvent le cas) vers un transfert plus large des droits (ex : droit de modifier le contenu auquel le NFT est rattaché, droit de créer de nouveaux NFT, etc.).

THOMAS VOGEL : C’est bien pourquoi tout projet de NFT doit débuter par l’analyse de la qualification de la nature juridique du jeton. Le régulateur européen suggère en effet que l’émission de cryptoactifs en tant que jetons non fongibles dans une grande série, ou une collection, doit être considérée comme un indicateur de leur fongibilité - ce qui peut affecter leur qualification juridique. En fonction des caractéristiques de ce jeton, il est toujours susceptible de tomber dans le cadre de la réglementation sur les instruments financiers.

Quelles sont vos recommandations pour sécuriser la rédaction de ces contrats ?

JEAN-LUC JUHAN : Nous avons travaillé avec le fonds venture A16Z, spécialisé dans la crypto, pour proposer des modèles de contrat de licence NFT, en s’inspirant de ce qui existe en matière de logiciel libre. Ils sont accessibles sur Internet et n’importe qui peut les modifier pour les adapter à ses besoins. Aujourd’hui ces contrats tiennent compte des principes de propriété intellectuelle nord-américains, et nous sommes en train de les « localiser » et les adapter au marché français et européen. L’idée de Latham & Watkins est bien de proposer des outils faciles à utiliser pour construire une chaîne des droits cohérentes et sûre autour du NFT, et ainsi fluidifier le marché. Nous avons proposé six modèles de contrat, l’étendue des droits concédés variant de l’un à l’autre en fonction des besoins des acteurs du domaine.

À quels développements peut-on s’attendre à l’avenir ?

THOMAS VOGEL : La finance décentralisée est le sujet central qui va occuper l’industrie dans les prochaines années. Par exemple, nous avons récemment conseillé MakerDAO sur un financement en cyberjetons indexés (stablecoins) garanti par des actifs numériques. MakerDAO est un protocole de finance décentralisée (DeFi) qui permet aux utilisateurs de créer des cyberjetons indexés DAI (un stablecoin dollar) garantis par des dépôts d’actifs numériques. Dans ce dossier, le financement en DAI permet à SG Forge, la filiale de Société Générale dédiée aux actifs digitaux et projets blockchain, de refinancer sur le registre blockchain jusqu’à 40 M€ d’obligations sécurisées tokenisées adossées à un portefeuille de prêts immobiliers français et enregistrées sur la chaîne Ethereum. Ce qui est notable est que le financement se fait, non plus auprès d’une banque traditionnelle, mais auprès d’un protocole décentralisé c’est-à-dire une communauté de détenteurs de jetons. Les implications de ce genre de structures de financement sont considérables si elles viennent à se développer, car elles permettent à des acteurs non-réglementés de rentrer en compétition avec les acteurs de la finance traditionnelle (et pour une fraction du coût historique de financement). Cette forme de finance décentralisée a vocation, demain, à coexister avec la finance traditionnelle, voire à la remplacer. Toute la question est de savoir si elle peut rester non réglementée