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De Leibniz à ChatGPT - La complémentarité historique de la science et du droit

Par LA REDACTION

La legaltech est-elle une nouveauté ? Pas vraiment, à en croire la place croissante que la science occupe auprès du droit depuis plusieurs siècles ! Mais le mouvement s’accélère avec l’irruption du big data et de l’intelligence artificielle dans un univers juridique en plein bouleversement…

Quand la technologie vient à la rescousse du droit… Ce précepte qui décrit la vocation de la legaltech via les innovations numériques est-il aussi moderne qu’il n’y paraît ? Ces dernières années, de multiples entreprises ont vu le jour pour apporter des solutions de rupture aux professionnels du droit. Et intégrer la science dans un univers considéré comme très littéraire. « Ce serait oublier un peu rapidement que le droit a longtemps été enseigné en même temps que les mathématiques, rappelle Arnaud Desclèves. Surtout, dès le XVIIe siècle, Leibniz a fortement contribué à la rationalisation de la matière juridique, via l’incursion d’approches scientifiques dans la manière de faire du droit. » Gottfried Wilhelm Leibniz est notamment à l’origine de théories révolutionnaires pour l’époque, comme l’ordonnancement rationnel des principes du droit selon des règles qui suivent la logique, la raison et la moralité (voir encadré). Ses travaux sur les probabilités alimentent aujourd’hui encore la réflexion. « Quel directeur juridique n’a pas eu à répondre à cette question d’un collaborateur : quelles sont nos chances de succès ? Naturellement, le professionnel du droit aura tendance à répondre par des éléments légaux, mais l’opérationnel n’attend qu’un chiffre ! Il lui faut donc mobiliser ses connaissances et synthétiser ses conclusions pour aboutir à un pourcentage. Ou comment répondre de façon mathématique à une question plutôt littéraire. Finalement, des outils comme Case Law Analytics, qui se proposent de quantifier le risque juridique d’une affaire, ne sont que des descendants de la pensée de Leibniz. »

QUAND LA SCIENCE DEVIENT UN OUTIL POUR AFFINER SA STRATÉGIE JURIDIQUE

Autre illustration de la rationalisation de la justice : la création aux États-Unis de sociétés spécialisées dans le financement de procédures. Après analyse pointue du dossier, elles proposent au plaignant de prendre en charge l’intégralité des frais, moyennant une commission sur l’indemnisation perçue en cas de victoire. La méthode ne repose ni plus ni moins que sur le calcul de probabilité, en fonction de toutes les données historiques sur ce type d’affaires et de la nature du dossier. « L’arrivée de l’informatique et la numérisation des données ont constitué un véritable saut quantique pour les professionnels du droit. Même s’ils étaient plutôt réfractaires au début, leurs habitudes ont considérablement évolué. Il n’est par exemple plus nécessaire de se rendre systématiquement dans des salles d’archives pour consulter de vieux registres. La numérisation donne accès à toutes les informations. » En France, l’accès aux textes de loi et à l’ensemble de décisions rendues par les tribunaux est, selon un principe démocratique fondamental, public. Tout citoyen peut consulter les textes qui régissent la société. Néanmoins, pour des raisons de praticité, toutes les décisions n’étaient pas nécessairement publiées. Et l’accès aux greffes pour consulter les archives n’était pas toujours simple… Désormais, emportés par le mouvement sociétal, les tribunaux numérisent et publient progressivement toutes leurs archives. Face à cet afflux de données, l’apparition du moteur de recherche a bouleversé les habitudes des juristes. « Cela peut donner naissance à de nouvelles pratiques. Par exemple, déterminer que, pour un cas similaire, le juge tranche dans 80 % des cas en faveur du plaignant. Mais d’autres données plus fines surgissent, par exemple par région pour évaluer ses chances en fonction du tribunal. Auparavant, il s’agissait d’une estimation liée au ressenti et au regard du juriste. Désormais, l’impression est confirmée par des données tangibles et complètes. »

DES OUTILS TECHNOLOGIQUES PUISSANTS MAIS QUI RESTENT IMPARFAITS

Seule limite à cette tentation de l’exhaustivité : la montée en puissance de la justice transactionnelle. Pour éviter un procès ou pour gagner du temps, la voie de la transaction est encouragée dès que possible via un arbitrage, une négociation ou un règlement amiable. Mais dans ces situations, l’accord entre les 2 parties est confidentiel. Toute une partie des conclusions échappe donc au regard des agrégateurs de données, qui peuvent porter un regard biaisé sur tel ou tel aspect du droit. Et l’intelligence artificielle, dans tout ça ? Des outils comme ChatGPT font abondamment parler d’eux depuis quelques mois. Capables de répondre à des questions complexes et de synthétiser des données, ils interrogent de nombreuses professions, dont celles du droit. « Il s’agit peut-être d’un nouveau saut quantique. Une telle IA peut intervenir en support pour rédiger des notes, préparer des contrats ou aider à structurer une matière complexe. Mais de nombreux obstacles demeurent, à commencer par la fiabilité des données qui ont permis l’apprentissage de l’IA. Avant tout, il faudra élaborer une confiance dont les contours et les conditions ne sont pas encore définis. »

QUELLES LIMITES FIXER À L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE JURIDIQUE ?

Mais dans quelques années, quel avenir pour ces technologies ? Une IA ne serait-elle pas plus impartiale qu’un juge ? Plus exhaustive qu’un avocat ? Dans le monde médical déjà, les opportunités identifiées montrent la pertinence d’un tel outil, par exemple dans l’interprétation de certains examens comme les radios. Et dans les services d’urgence, face à la fatigue et au stress du personnel, l’IA pourrait fournir une aide à la décision précieuse quand le temps manque pour poser un diagnostic rapide et fiable afin d’administrer les meilleurs soins au patient. « Dans le domaine juridique aussi, le stress, la pression et le manque de temps peuvent conduire à une perte d’efficacité et de pertinence. L’intelligence artificielle pourrait-elle accompagner le juriste dans sa prise de décision ? Voire… le juge ? » Ces évolutions vertigineuses interrogent tout le fonctionnement de la société. La mise à disposition de l’ensemble des données répond à un véritable enjeu démocratique. L’intelligence artificielle pourrait venir aider le citoyen à comprendre sa législation. Mais cela pourrait-il aller jusqu’à supplanter le législateur ou à le guider dans ses choix ? Le Leibniz de demain sera-t-il un humain… ou un robot ?