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Brevet unitaire et juridiction unifiée du brevet – un nouvel obstacle venu d’Allemagne

Par Laura Morelli, Avocate associée en charge du département propriété intellectuelle, et Charles de Raignac, avocat spécialisé en propriété intellectuelle, cabinet McDermott Will & Emery.

La Cour fédérale constitutionnelle allemande (Bundesverfassungsgericht) a publié, vendredi 20 mars 2020, un arrêt très attendu dans lequel elle annule la ratification, par le parlement allemand (Bundestag), de l’accord relatif à une juridiction unifiée du brevet (l’Accord) intervenue le 10 mars 2017. La Cour a jugé que l’acte de ratification de l’Accord transférait une partie de l’autorité judiciaire allemande à la juridiction unifiée du brevet (JUB) et avait, ainsi, pour conséquence la modification de la constitution allemande.

Selon la Cour, une telle modification n’est pas illégale, en soi, mais elle doit être approuvée par le parlement à la majorité des deux-tiers. L’Accord a bien été adopté « à l’unanimité » par le Bundestag en troisième lecture, mais par seulement 35 parlementaires… Un chiffre très éloigné du quorum requis (420 votes favorables).

Ce nouvel épisode marque un nouveau temps d’arrêt dans l’adoption du brevet unitaire et de la JUB en Europe.

Ce système, s’il est un jour mis en place, devrait permettre la délivrance par l’office européen des brevets (OEB) d’un brevet d’invention unique, par le biais d’une seule demande, qui offrirait, à son titulaire, une protection uniforme dans 26 États membres de l’Union européenne (à l’exclusion de l’Espagne et de la Croatie), dont le maintien en vigueur serait soumis au versement d’une seule taxe annuelle versée à l’OEB.

Le brevet unitaire devrait relever d’une juridiction transnationale unique, composée d’un tribunal de première instance, comportant lui-même une division centrale, dont le siège sera normalement situé à Paris, et des sections spécialisées situées à Londres, pour les affaires se rapportant aux nécessités de la vie courante, à la chimie et à la métallurgie (sous réserve des modifications qui pourront être apportées en raison du Brexit), et à Munich, pour les affaires relatives à la mécanique, à l’éclairage, au chauffage ou à l’armement, ainsi que des divisions locales et régionales. Outre le tribunal de première instance, la JUB comprendrait une Cour d’appel, dont le siège devrait être basé à Luxembourg. 

La JUB devrait avoir compétence exclusive pour connaître des litiges de contrefaçon et de validité des brevets unitaires et des brevets européens « classiques », notamment dans le but de développer une jurisprudence européenne unifiée et cohérente en matière de brevets. En effet, les décisions de la JUB ont vocation à s’appliquer dans l’ensemble des États membres ayant ratifié l’Accord. Les coûts devraient également être réduits, car les parties n’auraient plus à engager de multiples procédures parallèles dans différents États. 

Le brevet unitaire coexisterait avec le brevet européen « classique », également délivré par l’OEB, mais dont la validité suppose qu’il ait été validé par tous les offices nationaux désignés dans la demande. 

L’un des intérêts majeurs du brevet unitaire est un intérêt économique. Le coût d’un brevet unitaire devrait être beaucoup moins élevé que le coût d’un brevet européen « classique » qui nécessite des validations, le paiement de taxes annuelles et le lancement de contentieux à un niveau national. À titre d’illustration, les taxes annuelles à payer pour un brevet unitaire, pour une protection de 20 ans, seraient d’environ 36.000 euros, alors que les taxes annuelles pour un brevet européen « classique », visant 26 États, reviendraient, pour le même nombre d’années, à environ 170.000 euros.

D’après les statistiques publiées par l’OEB, 72% des demandes de brevets européens « classiques » provenant des pays européens sont déposées par de grandes entreprises, quand seulement 19% le sont par des PME et des particuliers, et 10% par des universités et organismes publics de recherche.
Grâce au brevet unitaire, les PME pourront s’offrir une protection de leurs inventions à un niveau européen, sans que cela ne devienne une charge économique trop importante pour elles. Le brevet unitaire serait donc un atout majeur pour ces entreprises.

En termes d’agenda, le brevet unitaire, issu de deux règlements de l’Union européenne (n°1257/2012 et 1260/2012) du 17 décembre 2012 – mais dont la première tentative d’instauration remonte à plus de quarante ans déjà – ne sera applicable qu’à la date d’entrée en vigueur de l’Accord, soit une fois l’Accord ratifié par 13 États participants, dont la France, le Royaume-Uni (là encore, sous réserve des modifications qui pourront être apportées en raison du Brexit) et l’Allemagne. 

La France a été le premier des trois pays à le ratifier en 2014, suivi par le Royaume-Uni en 2018. La ratification par l’Allemagne était attendue pour permettre au brevet unitaire et à la JUB de voir (enfin) le jour. 

Avec la décision de la Cour fédérale constitutionnelle allemande, l’organisation d’un nouveau vote de ratification de l’Accord par le Bundestag et par le Conseil fédéral (Bundesrat) sera nécessaire afin de recueillir la majorité requise (deux-tiers des voix dans les deux cas). Ce problème procédural entraine un nouveau retard quant à l’entrée en vigueur de l’Accord. Il convient, néanmoins, de se « rassurer » car la Cour a rejeté les autres demandes formulées par le requérant, portant sur la validité de l’Accord au regard de la constitution allemande et du droit de l’Union européenne, demandes qui, si elles avaient été retenues par la Cour, auraient entrainé des conséquences ne laissant que peu d’espoir à la survie de ce système.

Ce nouveau contretemps vient s’ajouter aux difficultés existantes liées au Brexit et à la dernière position du Royaume-Uni qui, selon plusieurs médias britanniques, ne compterait plus participer au système du brevet unitaire ni à la JUB. 

Ainsi, si l’abandon définitif du brevet unitaire et de la JUB ne semble pas à l’ordre du jour, la procédure de ratification de l’Accord, au point mort en Allemagne, repousse, une nouvelle fois, à une date indéterminée, la mise en œuvre de cet ambitieux projet.

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